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Lettre N°78 – Remise du prix 2002 : Intervention de Mme Nuyts (3)
Comment vous remercier de l’honneur que vous me faîtes, Maître, et vous, Monsieur le Recteur, en m’octroyant ce prix Enseignement et Liberté ? Laissez-moi vous dire combien je suis émue d’être parmi vous aujourd’hui. Emue, et tout particulièrement reconnaissante au Professeur Magnin, un scientifique, d’avoir soutenu mon ouvrage l’Ecole des Illusionnistes
1, et au jury de l’avoir sélectionné. Vous avez ainsi prouvé l’intérêt porté aux recherches d’une femme de terrain qui a travaillé pendant plus de vingt ans avec des enfants et des adultes en difficulté d’apprentissage, d’écriture, de lecture ou de mémoire. Je vous remercie d’avoir ainsi reconnu ces recherches indépendantes et leur va-et-vient constant entre études de cas, pédagogie, psychologie, et physiologie du cerveau. Je suis profondément émue aussi parce qu’il me permet d’ajouter, avec vous, ma pierre à l’édifice de liberté construit depuis des siècles par nos pères, ceux qui ont construit dans la joie, et ceux qui ont construit dans la peine, voire au risque de leur vie, la liberté des autres.
Nous avons beaucoup parlé de liberté ce soir, de liberté d’enseignement, du libre choix de l’établissement scolaire de nos enfants. Mais il est un type de liberté sans lequel toutes les autres sont vaines, la liberté de pensée. De penser avec ses propres mots, de dialoguer avec soi-même. Or nos enfants sont en grand danger d’en être privés, car la pensée langagière, ce langage intériorisé, n’est pas innée : elle se construit à base d’analyse, de dialogue entre le texte lu et soi, puis entre soi et soi. L’analyse de textes ayant disparu de l’école, nombre d’enfants ne pensent plus avec des mots. Comment vont-ils penser ?
Quelle sera la liberté d’un jeune qui croit savoir lire, mais ne peut retrouver dans un texte que ce qu’il sait déjà, ou ce que titres, sous-titres et conclusions vont mettre en évidence, parce qu’on a monté chez lui une simple lecture de reconnaissance ? Quelle sera la liberté d’un homme qu’on n’aura pas ouvert à l’analyse, ni à la conscience de soi, de soi responsable de ses actes, de soi situé dans le temps ? Et quelle sera la liberté d’un peuple dont de nombreuses élites auront été si peu construites ?
On dénonce depuis longtemps les ravages de la lecture globale, mais sait-on que l’apprentissage de la lecture est également silencieux dès le CP, rapide dès le CE1 et prédictif ensuite ? Apparentée à une devinette, cette lecture silencieuse et rapide imposée dès l’enfance empêche nos enfants de réfléchir en lisant, puis de s’entendre dans leur tête lorsqu’ils lisent silencieusement, voire de penser avec des mots.
Ayant remanié, dès la maternelle et le primaire, lecture, écriture, grammaire et expression écrite, on a officiellement débouché sur une pédagogie dite «fonctionnelle ». C’est-à-dire sur la mise en conditions de nos enfants pour qu’ils puissent lire et produire des textes dans leurs spécialités, techniques ou scientifiques, même pointues, en dehors desquels leur capacité de lecture et d’écriture restera enfantine. Il a suffi pour cela de désolidariser la parole de tous les apprentissages, lecture, écriture, et du raisonnement, qui va rester intuitif. On a banni l’analyse à tous les niveaux, la perception des liens logiques et chronologiques, et la perception de soi dans le temps. En supprimant l’analyse de texte, on a gommé d’un trait la compréhension fine et la mémoire à long terme, et donc l’accès à la culture. Pour ne pas effrayer les intellectuels, le mot d’analyse est resté, mais le questionnement sur le sens a progressivement disparu au profit de la forme.
On nous avait promis l’abandon de la « globale » et le retour à des pédagogies plus traditionnelles. Or, l’analyse du communiqué de presse du Ministère du 20 février 2002 fait apparaître des contradictions surprenantes. On nous affirme que « la méthodologie employée tournera résolument le dos aux méthodes globales », mais on ajoute qu’« elle propose deux grands axes de travail : l’un portant sur l’entraînement à la reconnaissance des mots, et l’autre sur la compréhension des textes ». Or, la reconnaissance des mots, n’est-ce pas la globale ? Quant à la compréhension des textes, puisque le communiqué officiel précise qu’ « il ne s’agit, en aucun cas, de faire des lectures expliquées », elle ne pourra pas dépasser le stade intuitif et littéral. Avec ce type de lecture, l’apprenti lecteur qui lit, même à voix haute, la description d’un ciel parsemé d’étoiles pourra vous dire, si vous le lui demandez, que les étoiles brillent, mais sera incapable d’en déduire qu’il n’y a pas de nuages ou, pire, que la scène se passe la nuit. Parce que la mise en place des mécanismes de liens logiques nécessite dans l’enfance une lecture expliquée très détaillée.
Le b-a-ba et l’analyse ont été supprimés, quant à la synthèse, sans analyse préalable, elle a été réduite à une contraction de texte dont on ne garde que le sujet, le verbe et le complètement d’objet. Ces éléments essentiels sont officiellement considérés comme l’unique accès au sens de la lecture puisque, nous dit ce même communiqué, « Retrouver cette armature est le seul moyen pour un enfant de comprendre ce qu’il lit ». Donc, en dehors du sujet qui dit-on précède le verbe, du verbe lui-même et du complément d’objet qui le suit, l’enfant ne comprend rien à ce qu’il lit. L’aveu est tout de même de taille ! Non seulement toutes les nuances d’un discours circonstancié disparaissent ainsi, mais encore on peut accéder à cet écrémage drastique de façon mécanique, par le simple repérage du verbe, ce mot « qui se conjugue ». Et pour que le procédé reste invisible, on apprend alors à nos enfants à habiller ce squelette de synonymes. Ainsi formés, ou déformés, nos enfants croient savoir lire, alors qu’ils n’accèdent, au mieux, qu’à l’intuition du sens.
Comment s’étonner, dès lors, de leur peu de goût pour la lecture, leur manque d’analyse et d’esprit critique, leur absence de repères, leur étrange logique, leur mémoire défaillante, et surtout leur mal-être ? Nos pédagogistes accusent la famille ou la société, mais c’est en analysant cahiers et manuels que j’ai compris les racines du mal. Ceux de français sont particulièrement édifiants. Que font nos enfants en français ? Ils ne font plus de phrases, ils cochent des cases de QCM, relient les mots d’une liste A à ceux d’une liste B, remplissent des textes à trou, remettent dans l’ordre les mots mélangés. En tenant compte des majuscules, des mots qui peuvent s’accorder ensemble, et de la ponctuation, ces exercices peuvent s’effectuer mécaniquement. S’ils pénalisent tout le monde, ils déstructurent les auditifs, ces littéraires en puissance.
Une étrange malchance poursuit ces enfants-là. Un auditif, cet enfant du verbe, qui, dès deux ans, passe son temps à vous poser des questions, s’éteint très vite à l’école avec la lecture globale silencieuse et rapide. Essentiellement analytique, il a besoin de partir de la lettre, et on le gave d’ensembles. Ses perceptions visuelles nécessitent la parole pour s’affiner et s’intégrer consciemment, et on lui impose la lecture silencieuse. Tout chez lui, doit passer par la parole et le questionnement pour arriver à la conscience, et l’on a désolidarisé la parole de tous les grands apprentissages. On le fait lire silencieusement, écrire silencieusement, raisonner à partir de schémas visuels que l’on n’explique pas. Et pour couronner le tout, alors que son seul repère est le temps, on l’élève au chronomètre, et l’on sabote l’apprentissage des conjugaisons. Il devient alors dyslexique ou sombre dans l’exclusion.
Les autres seraient-ils mieux nantis dans une école qui a relégué aux oubliettes tout ce qui construit la pensée verbale de l’homme conscient et autonome : la parole, l’analyse, le temps, les liens logiques ? Personne n’ignore pourtant que c’est la parole qui structure notre pensée, nous permet de faire des choix, nous donne assez de recul pour nous distancier des autres et du monde. Sous couvert d’égalitarisme social, on a décidé de laisser en friche ; les capacités verbales de nos enfants. Voilà pourquoi, avec un vocabulaire exsangue et des phrases mal construites, ils restent dans l’intuition de l’enfance, et confondent rêve et réalité. Et quand la réalité leur résiste, ils ne peuvent gérer leur frustration.
La parole réfléchie construit l’enfant, et la grammaire aussi. En remodelant la grammaire on a rendu l’enfant totalement extérieur à lui-même, entravant la structuration de son être profond. L’un de mes stagiaires, plombier de son état mais par goût philosophe, arrive chaque semaine avec des questions fondamentales pour lui : la différence entre pronoms et articles, adjectifs et participes, sujet, verbe, et accords. Par sa soif d’apprendre et les marches qu’il gravit pas à pas vers la conquête de soi, il me fait découvrir le rôle existentiel de la grammaire analytique. Tout se passe en effet comme s’il ne pouvait naître à lui-même sans avoir découvert les rouages précis de notre langue.
Expliquer que le verbe est le mot de la phrase qui se conjugue, qu’il se reconnaît donc à sa forme qui change, dire qu’un sujet et un complément d’objet se reconnaissent à leurs places respectives avant ou après le verbe, permet de les accorder certes, mais cela empêche l’être d’accéder à la conscience de soi acteur. Quand nos grammaires nouvelles apprennent à l’enfant que le pronom personnel « je » est le petit mot qui précède le verbe et qui le conjugue à la première personne, elles le rendent totalement extérieur à lui-même, elles le privent de son identité propre. De telles définitions sont à l’origine de très profondes perturbations. « Pourquoi voulez-vous que j’aie envie de vivre, quand je ne sais même pas qui je suis ?» disait un gamin de huit ans à ses parents effarés.
Les psychologues savent bien que la conscience de soi ne peut s’acquérir sans un retour sur soi. Or, autrefois ce retour était assuré à notre insu par la grammaire analytique, quand elle était bien faite. Ne disait-on pas que sept/huit ans c’était l’âge de raison ? Or, c’était l’âge où l’enfant se découvrait acteur de ses propres actions en percevant consciemment la valeur du pronom « je » et la signification du verbe. Et toute notre grammaire traditionnelle centrée sur ces deux éléments lui permettait ensuite de se situer, lui par rapport aux autres, lui par rapport au monde. Il faut avoir vu mes stagiaires découvrir, à trente ans passés, que JE les représente quand ils parlent de ce qu’ils font, pour comprendre les ravages de la grammaire fonctionnelle. Un artisan remarquablement intelligent, autrefois rejeté par l’école, me disait l’autre jour : « Avant, quand je n’avais pas encore perçu consciemment que JE c’était moi, je donnais rendez-vous à mes clients en leur disant « ON se retrouve lundi prochain. (Notez le on et le présent), et ce ON ne m’engageait pas. Je ne me sentais pas tenu de respecter mes rendez-vous. Maintenant, lorsque je dis « je reviendrai lundi matin », je le marque sur mon carnet et je m’y tiens. Ça a changé toute ma vie. » Et en effet, avec le JE conscient s’est mis en place petit à petit le temps, la capacité de se percevoir soi identique dans le temps, la perception de soi acteur, l’action projetée dans le temps, la responsabilité.
Ce n’est pas à trois ans qu’émerge le JE de l’être responsable, c’est le jour où faisant retour sur sa parole il l’analyse et se découvre acteur de ses propres actions. C'est Jean-Marc, un gamin de dix ans, qui le premier me l’a fait percevoir. Il venait de découvrir la valeur du JE sujet et le rôle du verbe, quand il s’écria bouleversé : « Mais si JE c’est moi ! Et si le verbe c’est l’action, mais alors j’existe ! Je peux faire des choses. »
On pourrait croire que si la grammaire n’a pas ouvert nos enfants à eux-mêmes, l’expression écrite pourrait compenser, puisqu’ils écrivent tant. Eh bien non ! Ils copient du matin au soir ou prennent in extenso des cours sous la dictée magistrale, mais ils ne s’expriment pour ainsi dire jamais personnellement. Et le plus lourd de conséquences psychologiques et sociales, c’est qu’on leur a appris à écrire en silence. Leur main, n’étant pas reliée à la conscience par la parole, audible ou intériorisée, écrit mécaniquement. Elle obéit sans plaisir et même avec une tension croissante. Quand un enfant ou un adulte m’arrive très excité, j’ai souvent constaté qu’il venait d’écrire à grande allure, trop vite pour pouvoir se parler, pour pouvoir réfléchir. Or, dès qu’il peut écrire en parlant, syllabe après syllabe, au rythme même de son écriture, à voix haute ou dans sa tête, sa tension disparaît, et peu à peu l’écriture l’apaise.
Alors que c’est la parole qui permet de penser, on a assuré à nos enseignants qu’elle retardait la pensée. On va jusqu’à la leur présenter en termes de prise de pouvoir, et leur déconseiller de répondre aux questions posées. Cantonnant les enseignants au rôle d’animateur, on ne leur demande plus de transmettre des connaissances, ni de construire des hommes, mais de socialiser des enfants. Or, même cette socialisation est un échec. Car un être humain a besoin de se sentir vivre pour accepter les contraintes de la société, nous dit Joseph Vaillé dans son ouvrage sur la violence, Violence, illettrisme, la faute à l’école, édité en 2001 aux Editions de Paris.
Sans accès au sens implicite de leur lecture, sans analyse, sans perception de soi différent des autres et du monde, sans mémoire à long terme, et sans repères temporels, comment les nombreux enfants qui ont subi cet enseignement peuvent-ils grandir ? Mal pour un très grand nombre, si mal même qu’on n’a jamais vu autant de dépressions ni autant de suicides chez eux. D’autres transforment leur mal de vivre en agressivité, et c’est la spirale de la violence.
Que faire alors ? Exiger le retour au bon sens, et l’abandon de toutes ces théories pernicieuses, certes. Mais aussi rester vigilants : analyser les directives officielles dans le texte et non dans les journaux puis, veiller à leur application. Apprendre à lire nous-mêmes à nos enfants et à nos petits-enfants avec des méthodes alphabétiques. Les entraîner à reformuler le texte, à l’analyser phrase après phrase. Leur apprendre à raisonner intelligemment, leur faire découvrir la grammaire analytique, veiller à construire leur mémoire intelligente, non la visualisation seule. Voilà tout un programme. C’est pour aider les parents que j’ai écrit L’école des illusionnistes. Cet ouvrage met en évidence l’impact des nouvelles pédagogies sur le cerveau de nos enfants, chez les dyslexiques et les autres. J’ai voulu donner là quelques pistes de rééducation aux enseignants et éducateurs, aux parents et grands-parents d’enfants en mal d’apprendre ou en mal d’être. Car s’il était autrefois facile d’apprendre à lire, écrire et raisonner à un enfant intelligent, c’est maintenant beaucoup plus ardu. Il faut d’abord le rouvrir à ses perceptions et puis lui désapprendre à lire et à écrire comme une mécanique. Il faut reconstruire tout l’être et réintroduire la parole dans chacun de ces apprentissages. Et Dieu sait s’il est difficile de lever cet interdit de parole imposé dans la prime enfance. C’est lui qui empêche l’enfant de réfléchir en lisant, de réfléchir en écrivant. C’est la pire censure qu’on ait jamais inventée.
Illettrisme, mécanisation, violence, autocensure imposée, le constat est alarmant certes. Réjouissons-nous cependant, car ce prix d’Enseignement et Liberté est une porte ouverte sur un avenir meilleur. Que ce prix m’ait été décerné par des Académiciens, des Recteurs des Professeurs des universités de Lettres et de Médecine, c’est la preuve tangible et réconfortante que le mal est perçu dans sa complexité. Et que dans l’enseignement même, aux plus hautes instances, la résistance à la déstructuration de notre école s’organise. (Applaudissements.)
1 L’École des Illusionnistes, ouvrage auto-édité, à commander à M. J. VAILLE, 66, rue Azalaïs d’Altier, 34080 Montpellier, prix 20 € + 3 € de participation aux frais de port.
Quelques propos saisis sur le vif en réaction à l’intervention de Mme Nuyts — Je ne crois guère aux possibilités de changements officiels de pédagogie : parmi les experts chargés d’élaborer les programmes de maternelle et du primaire notamment, personne n’était susceptible de dire comment fonctionne un cerveau pour réfléchir, lire, écrire. Et, n’oublions pas que M. L. FERRY présidait la commission des programmes du ministère LANG. Mon seul espoir, c’est les parents : il leur faut se regrouper pour soutenir les enseignants partisans d’un changement, et les autres suivront.
— C’est par la peur de la violence urbaine qu’on pourra obtenir ce changement : il faut qu’on sache que les enfants violents ont la tête vide. Ils ont la tête vide parce qu’on ne leur apprend pas à réfléchir.
— Professeur de français en IUFM, j’ai des étudiants en première année qui, bien que licenciés, ne savent ni lire, ni analyser. Avec la pénurie d’enseignants, ils auront leurs diplômes, et enseigneront.
— Je voudrais faire un lien entre les deux parties de notre discussion : pédagogie et liberté d’enseignement. Permettez à un étranger d’intervenir et d’exprimer sa surprise. Vous vous battez contre une méthode d’enseignement, et vous comptez sur le gouvernement pour la changer. Les méthodes d’enseignement doivent-elles vraiment relever du gouvernement ? (Applaudissements)
— La véritable liberté d’enseignement, c’est de pouvoir ouvrir des écoles différentes. Et les parents choisiront. Il faut donc le libre choix de l’école, et la suppression de la carte scolaire.
— J’ai été profondément ému par le côté humain des problèmes soulevés par Mme Nuyts, par la douleur des enfants et des adultes. Il est urgent d’alerter les associations de parents. Il nous faut nous mobiliser : il en va de l’avenir de notre culture, de notre société.
— On peut sortir nos enfants de l’école, et se regrouper entre parents : chacun serait responsable d’un certain nombre de matières. Aux États-Unis, plus d'un million d'enfants sont directement pris en charge par des parents qui se sont organisés, nous dit M. GLENN. Si nous sommes nombreux à exercer ce droit, le gouvernement commencera peut-être à nous écouter.
— Pour arrêter ce massacre des saints innocents faut-il se battre à l’intérieur de l’Éducation nationale, ou encourager, créer des îlots de résistance ou de créativité ?
(les passages du texte de Mme Nuyts qui nous ont paru particulièrement significatifs ont été imprimés en gras)
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