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Lettre N° 57 - DE GAULLE ET LA SÉLECTION
Sans l’extrême obligeance de Jacques Narbonne qui, très aimablement, me l’a fait parvenir en hommage, je serais vraisemblablement resté encore assez longtemps dans l’ignorance du très important ouvrage qu’il a publié, chez Denoël, il y a presque trois ans. C’est que, malgré l’importance manifeste de ce livre, dont tout lecteur un peu informé devrait reconnaître qu’il apporte une documentation sans équivalent sur une période déterminante (1959-67) de l’histoire de la politique scolaire, même dans le cas où on apprécierait moins les analyses personnelles et les conclusions de son auteur, on a organisé une véritable conspiration du silence autour de sa publication. Il fallait engloutir dans l’oubli un texte aussi subversif, un livre qui va aussi loin que faire se peut dans l’incorrection politique.
M. Narbonne décrit de façon convaincante les efforts permanents du général de Gaulle, dès l’instant où la question de l’Algérie n’est plus absolument prioritaire, pour mettre en place une orientation sélective dans les enseignements secondaire et supérieur. Oui, dans ce livre intitulé en réalité De Gaulle et l’éducation - une rencontre manquée, il est établi que De Gaulle était un partisan lucide de ce qu’on appellerait aujourd’hui la sélection, sélection dont il voyait la nécessité et concevait clairement les mécanismes nécessaires à son fonctionnement. Et c’est pourquoi j’ai cru être en droit de donner à ce compte rendu le titre que j’ai retenu, qui met nettement en évidence l’extrême incorrection politique de l’ouvrage. A une époque où presque tous les hommes politiques, y compris ceux qui se disent inspirés par la pensée gaulliste, font au moins mine d’abhorrer la sélection, tenue pour anti-démocratique par nature, établir une telle donnée est un blasphème. Mais si De Gaulle voulait la sélection, cherchant à l’instaurer pendant cinq ou six ans (de 62 à 68 approximativement), que ne l’a-t-il faite ? Peut-être l’effondrement de 1968 nous aurait-il été épargné. Sur ce point, le livre de M. Narbonne nous apporte des éléments de réponse décisifs dont je n’ai jamais trouvé trace nulle part. Rappelons d’abord qui est Jacques Narbonne. Conseiller d’Etat honoraire, il était agrégé de philosophie et préparait une thèse sur Husserl lorsque la Ve République fut créée. Assistant à la Sorbonne, il n’a pas d’autre activité politique que sa participation occasionnelle, mais presque quotidienne, au journal Combat en 1958, et sa tentative pour regrouper les enseignants qui souhaitent le retour du Général au pouvoir, regroupement qui aurait dû équilibrer l’influence oppressive que les communistes exerçaient dans l’enseignement public depuis la guerre. Encore qu’il n’ait été d’aucune façon un homme d’appareil, qu’il n’ait aucunement projeté de jouer dans la vie politique un rôle actif de premier plan, M. Narbonne se voit proposer de compter parmi les collaborateurs du général de Gaulle, en qualité de chargé de mission. Il accepte, conscient qu’il faut contrebalancer l’influence de la F.E.N. qui a tout fait pour empêcher De Gaulle d’accéder à la présidence de la République, et il aura avec le chef de l’Etat son premier entretien au tout début de 1959. Nommé à la fin de 1962 conseiller technique chargé notamment de l’Education nationale au secrétariat général de la présidence de la République, ce qui lui donne une influence beaucoup plus considérable puisque lui appartiennent l’organisation de ces conseils restreints où sont élaborées toutes les grandes décisions prises en Conseil des ministres, l’assistance à ces conseils et l’élaboration de leur compte rendu. Documents extrêmement précieux publiés pour les cinq conseils qui ont lieu lorsque M. Narbonne exerce ces fonctions, qu’il abandonne pendant l’été 1967 pour entrer au Conseil d’Etat, à sa demande, alors qu’Alain Peyrefitte vient en avril de succéder à Christian Fouchet, comme ministre de l’Education nationale. Pendant cinq années décisives, M. Narbonne a donc exercé une influence profonde sur les choix du Général en matière d’éducation. Cette influence discrète, mais non occulte, était connue de beaucoup de ceux qui s’intéressaient à la vie de l’Education nationale. On savait que M. Narbonne, en plein accord avec le chef de l’Etat, était partisan d’une orientation autoritaire en fonction des perspectives de l’emploi. De Gaulle aussi l’était. Est-ce à dire qu’il l’aurait influencé, qu’il l’aurait "embobiné", comme aurait dit Pompidou ? Je crois qu’avec lucidité le conseiller circonscrit son rôle : "C’est un fait que, sans mon intervention, le Général n’aurait probablement pas pris aussi étroitement en main, dès 1963, les affaires de l’Education nationale... Il aurait sans doute été saisi plus tard de la réforme Capelle, et rien dans le projet lui-même ne concernait ni l’orientation, ni la sélection qu’elle implique. Je dois revendiquer ma responsabilité d’avoir posé ce problème." Et Jacques Narbonne précise qu’il n’y a nulle outrecuidance à le dire : le rôle d’un conseiller technique auprès du Général n’est pas seulement de suivre les affaires, mais aussi de les précéder. Il se défend d’avoir "embobiné" le Général, mais "simplement après lecture de mes notes, après les commentaires que je lui en ai donnés oralement, il a admis le bien-fondé de mes propositions" (p. 17). Tous les documents publiés dans ce livre confirment cette interprétation. Ce sont au contraire les adversaires de cette politique qui procèdent assez insidieusement et comme s’ils doutaient des aptitudes de De Gaulle à construire une doctrine cohérente en matière d’Education nationale. Au déjeuner de départ, De Gaulle a prononcé des paroles citées par Jacques Narbonne. Il ne lui dit pas qu’il a bien travaillé, ni proposé une bonne politique, mais "vous avez toujours été avec moi". Je suis porté à y voir que De Gaulle reconnaît que c’est parce qu’elle était alimentée par les notes de Narbonne que s’est formée sa doctrine de l’Education nationale. Mais alors, pourquoi partir en 67, alors qu’il n’y a nul désaccord ? C’est que M. Narbonne a parfaitement mesuré les obstacles auxquels se heurte le projet qu’il soutient et son peu de chances de succès. Dès le début, ses considérations sur la difficulté de la tâche révèlent un pessimisme fondé sur la lucidité. Est-ce à dire que la politique qu’il préconise soit absurde ou nocive ? Naturellement pas, mais elle va se heurter à tant de forces de résistance, à tant d’intérêts divergents, qu’elle risque constamment d’être adultérée au point de perdre sa figure propre, que son application sera sans cesse différée, et c’est ainsi que nous aboutirons à la catastrophe de 1968. Jacques Narbonne part en 1967 parce qu’il a le sentiment d’avoir conduit à son terme l’œuvre qu’il avait entreprise (mettre en place une réforme viable de l’enseignement), qu’il est déjà trop tard et que les destinées de l’éducation sont maintenant entre les mains de l’homme le plus apte à sauver ce qui pouvait l’être encore : Alain Peyrefitte. Presque la moitié de son livre est consacrée à montrer à quelles difficultés et à quelles oppositions se sont heurtés les projets du Général. Ce récit, conduit de façon à la fois si détaillée et si claire, encore que sa lecture exige un minimum d’attention, son auteur est à peu près le seul à avoir été en mesure de l’écrire (le seul d’ailleurs à disposer de la documentation). On n’imagine à sa place nulle autre personne, si ce n’est peut-être Alain Peyrefitte qui vraisemblablement ne tient pas à revenir sur des épisodes qui l’ont conduit à subir les conséquences d’une situation dans laquelle il n’avait nulle responsabilité, car avec son style marqué par la prudence qui lui est propre, il a tout fait pour sauver ce qui pouvait l’être encore et introduire un minimum de sélection. Sur ce point Jacques Narbonne ne se trompait pas : en Avril 1967, il est déjà trop tard. On a trop tardé à prendre les rudes décisions qui s’imposaient. Mais pourquoi avoir attendu si longtemps pour écrire ce livre ? Très simplement, et en quelques pages, M. Narbonne explique que la réserve exigeait que les principaux acteurs mis en scène aient déjà disparu, afin d’éviter que l’ouvrage ne donne occasion à des polémiques. Le fait est que s’il contient des jugements sévères présentés sans précautions inutiles, même quand ils portent sur des personnages de premier plan, il n’y a rien dans ce livre qui évoque la bataille de clan. Concerne-t-il alors exclusivement une phase d’un passé déjà lointain ? Pas du tout, comme le démontre notamment sa seconde partie, toutes les questions à l’origine des conflits actuels ont leur source dans les oppositions qui surgissent à l’époque étudiée. L’histoire d’un échec, telle est l’histoire attristante que rapporte l’ouvrage. Et cet échec, il est en définitive celui du plus grand homme politique français de notre époque ! A-t-il donc commis de graves erreurs ? Il serait extravagant de le dire, même si on peut être conduit à lui imputer certaines fautes d’appréciation. M. Narbonne semble donner à penser que De Gaulle a un peu tardé à mettre en route les réformes du système éducatif qui auraient dû conduire à une orientation sélective. Mais c’est que jusqu’au milieu de l’année 1962, sa préoccupation dominante fut la solution de la crise algérienne, dont la gravité n’empêche pas de prendre les décisions les plus urgentes en matière d’éducation. En dépit de cet obstacle, la Ve République naissante tente, dans la hâte, d’apporter une réponse aux difficultés nées de l’incurie du régime précédent qui semblait avoir oublié que les enfants du baby-boom allaient arriver au terme de leur scolarité obligatoire dix ans plus tard, à peu près. La scolarité obligatoire a été prolongée en 1959 jusqu’à seize ans ; on a permis l’accès aux universités de certains diplômés de l’enseignement technique, ce qui mettait fin à l’absurde et odieuse ségrégation radicale entre deux types d’enseignement (le secondaire et celui issu du primaire supérieur), enfin avec l’organisation des C.E.S., (œuvre du recteur Capelle, pour l’essentiel) qui réunissent sous un même toit, des secteurs de premier cycle de type différent, on voulait faciliter les réorientations. Toutes ces réformes n’ont pas connu un franc succès, mais elles montrent sans conteste que les problèmes de l’éducation n’ont pas été négligés au moment où la question de l’Algérie ne pouvait être que prioritaire. Le fait est qu’il faut attendre les premiers jours de 1963 pour que les problèmes de fond soient traités. Le premier conseil restreint consacré à la question date du 4 avril. On ne peut donc dire que le chef de l’Etat ait tardé à s’emparer du dossier. Seuls quelques mois pouvaient être gagnés, à la grande rigueur ; mais n’oublions pas qu’on est en présence d’un vieil homme fatigué et meurtri par l’issue de l’affaire algérienne. Ce qui est donc admirable, c’est la promptitude des réactions et son étonnante faculté de passer d’un dossier à l’autre. Mais il faut bien reconnaître que si l’abord de la question est très rapide et dénote une prodigieuse faculté du Général de se documenter rapidement jusqu’au point de dominer très nettement une question, le choix des solutions et leur mise en œuvre seront très lents. Quatre ans après, presque rien n’a été fait et il est alors trop tard pour imposer les solutions conçues initialement. Cette lenteur est essentiellement due à une sous-estimation des obstacles auxquels se heurteront ses projets. Si ces obstacles n’ont pas le même caractère de passion viscérale qui alimentait les conflits relatifs à l’Algérie, si les oppositions sont plus feutrées, elles ne sont pas pour cela moins tenaces. Les problèmes de l’orientation sélective occupent le devant de la scène au moment où Georges Pompidou est devenu Premier ministre et où Christian Fouchet, dont on a éprouvé la fidélité lors de son passage à Alger, devient ministre de l’Education nationale, poste pour lequel il n’a aucune vocation particulière mais qu’on lui attribue comme une sorte de dédommagement de son dévouement passé. Ce que semble n’avoir jamais vu De Gaulle, c’est que ces deux hommes, quoique pour des raisons diverses, sont l’un et l’autre opposés à la politique qu’il préconise et feront tout pour l’édulcorer et différer son application. Le témoignage d’Alain Peyrefitte (cité p. 208-9) permet d’estimer la force de cette opposition : lorsqu’il accède à la succession de Fouchet, en avril 1967, Pompidou lui dit "en substance" : "L’éducation c’est mon secteur réservé. Le Général n’y connaît pas grand-chose. Il s’est laissé manipuler par son entourage. Narbonne l’a convaincu qu’il fallait faire l’orientation et la sélection : c’est sa marotte. Dites-vous qu’il n’y a plus de réformes à faire à l’Education nationale..." Et Christian Fouchet lui dit quelque chose de voisin : le Général s’est laissé manœuvrer par Narbonne, mais il faut protéger le Général contre les technocrates qui l’entourent. Et M. Narbonne de conclure : "Il fallait distinguer entre un Général narbonisé et le Général à l’état pur, tel que le révélait !a sagacité des ministres. La fidélité fait, on le voit, bon ménage avec - disons - l’opportunisme." Comment ces deux personnages peuvent-ils en être venus là, sans que ni l’un ni l’autre n’aient l’intention, ou le sentiment, de contrecarrer la volonté du Général et, en définitive, de le trahir ? Aussi étonnant que cela puisse paraître, Pompidou, attaché à l’organisation libérale de l’enseignement qu’il avait connu comme élève puis comme professeur, n’a jamais perçu combien cette organisation était totalement inadaptée à ce qu’était devenu un enseignement de masse, avec une croissance prodigieuse des effectifs. Il n’a jamais perçu qu’à l’exclusion de quelques secteurs très restreints, jalousement isolés et protégés (d’ailleurs tous régis par une sélection extrêmement sévère), l’enseignement secondaire de son temps n’existait plus, sinon à titre exclusivement nominal. Le Premier ministre, si "réaliste" par ailleurs, était comme aveuglé par un rêve. Je ne vois pas d’autre explication à son attitude. En ce qui concerne Christian Fouchet, il nous faut être plus désobligeant. La part de l’incompétence étant faite, il a manifestement agi par pure démagogie. Après être devenu la bête noire des pieds-noirs, il ne voulait pas devenir la cible des jeunes et de leur famille. Il sera bien puni de son manque de courage dissimulé derrière de lamentables pirouettes, lorsque, nommé à l’Intérieur en 67, il sera condamné à devenir le ministre de la répression des barricades, pour avoir refusé d’être celui de l’orientation sélective planifiée. Aussi différentes que soient leurs motivations, ces deux éminentes personnalités ne semblaient pas avoir pris la mesure de la gravité de la situation et de l’urgence dans laquelle on se trouvait de prendre des mesures radicales. De Gaulle, lui, l’a parfaitement compris dès qu’il fut bien informé, disons à peu près en 1962, et depuis cette date il ne modifiera pas la ligne de son action. Il faut dire que le phénomène était absolument évident. M. Narbonne (p. 68) note trois données nouvelles : accroissement du taux de scolarisation par suite de l’élévation du niveau de vie, vague démographique, et besoins de cadres dus à l’extension du tertiaire, qui ont conduit à diriger sans discernement vers les lycées la masse des élèves nouveaux venus. Et il cite l’exposé des motifs du décret de janvier 59 (dû à Berthouin) instaurant le cycle d’orientation de deux ans dans les C.E.G., donc bien antérieur à la période dont nous parlons, où la situation est décrite de façon précise : "De graves contradictions déséquilibrent nos enseignements. Notre enseignement secondaire s’affaiblit et menace de succomber sous la pléthore. Alors que la vague n’a recouvert que les deux premières années, comment accepter la perspective de lycées bientôt submergés par un million d’élèves, dont la moitié au moins n’y serait entrée qu’en méconnaissant leurs véritables aptitudes ?" Quant aux causes du déséquilibre, elles sont aussi nettement discernées : la mystique du baccalauréat, son exigence pour les professions mineures, le manque d’établissements d’enseignement moyen, le coût relativement élevé de l’enseignement technique, la démagogie à l’égard des élèves et de leurs familles et des maîtres : le rôle des syndicats est d’agir toujours dans le sens de la prolifération des postes les plus élevés et les plus rétribués, donc de l’inflation du secondaire, telles sont celles que dénoncent les notes que Jacques Narbonne adresse au chef de l’Etat en 1961. Tout est donc parfaitement connu nettement avant 1963: le caractère explosif de la situation et ses causes, et l’opposition d’un Fouchet à l’orientation planifiée (p. 110), son désir de laisser chacun "tenter sa chance", qui parle déjà de "droit à l’erreur", ne peuvent prévaloir contre ces dures réalités. En 1967, personne ne nie les données, et à de grands universitaires (le Doyen Zamansky, Bataillon, administrateur du Collège de France) se joignent, pour demander la sélection, des voix de personnalités lucides comme Valéry Giscard d’Estaing. Mais en 67 il est trop tard : on a perdu quatre années pendant lesquelles la situation s’est considérablement dégradée, tandis qu’ont été entretenues de dangereuses illusions. Dans cette phase de prodigieuse croissance économique, tous les rêves étaient permis. Et pourtant, ce n’est pas parce qu’on avait réussi à caser tant bien que mal les premières générations constitutives du surcroît de diplômés qu’il fallait croire qu’il en serait toujours ainsi. Professeur débutant dans l’Enseignement supérieur à la veille de 1968, j’avais vu le nombre d’étudiants presque décupler en très peu d’années au point qu’il y avait autant d’étudiants en première année que de professeurs de la discipline en exercice dans l’académie, et comme l’enseignement constituait le débouché essentiel et qu’on ne pouvait imaginer que la carrière d’un professeur dure une seule année, il est clair qu’on ne pouvait continuer à ce rythme ! Même si on ne mesurait pas exactement le phénomène, tout le monde le voyait, encore qu’il ait été de bon ton de détourner l’attention de la gravité du problème. C’est que la seule solution était une sélection autoritaire liée à une orientation planifiée dont la distorsion cinglante entre la répartition effective des jeunes entre les types d’enseignement et ce qui correspondait aux besoins des pays et aux débouchés professionnels montre bien la nécessité absolue (cf., notamment, p. 57-8). Si on ne l’a pas vu, c’est qu’on n’a pas voulu le voir. Bien entendu, étaient contre la sélection toutes les formations syndicales de gauche, trop contentes de faire capoter le régime sur ce problème, comme ils ont réussi à le faire. Mais aussi de façon plus générale, toute la corporation enseignante qui bénéficie d’avancement facile en raison de la multiplication des postes créés. (Et c’est un profiteur de cette démagogie - il le reconnaît - qui écrit ces lignes !) Mais aussi toutes les classes moyennes qui voient dans la sélection les entraves qu’elle pourrait créer à l’avancement de leur progéniture. Bref, tout le monde rêve d’une expansion sans limite. Ceux qui parlent de la nécessité de la sélection font figure de Cassandre. Et c’est ainsi que des demi-mesures des décisions différées, avec la rouerie de deux importants ministres, et notamment te "flottement intellectuel" de Fouchet, malgré la vigilance, la lucidité et la persévérance du Général, toujours bien conseillé par Jacques Narbonne, le coche a été manqué et on a été inexorablement conduit à l’explosion de 1968. L’histoire de cet enlisement qui se déroule à peu près sur une période de cinq ans est racontée par le menu de façon très convaincante tout au long d’une bonne moitié de l’ouvrage. Il est certain qu’il fallait beaucoup de courage à Alain Peyrefitte pour accepter, après les élections décevantes de 1967, le portefeuille de l’Education et pour essayer, malgré tout, de préserver quelques lambeaux de cette sélection rationnelle dont De Gaulle avait vu la nécessité et les modalités qu’elle devait revêtir (aux maîtres de dire quels sont les élèves suffisamment doués pour tel type d’enseignement, à la puissance publique de déterminer les capacités d’accueil dans chaque filière). On avait échoué. Pourquoi avait-on échoué ? Certes, en raison des réserves des principaux exécutants à l’égard du projet du Général, de leurs tergiversations ou au moins de leur manque d’enthousiasme. Mais aussi, et ici je parle en mon nom personnel, parce qu’on avait d’abord sous-estimé l’ampleur des résistances à vaincre : la nécessité de la sélection était si évidente pour le Général et son conseiller qu’ils n’imaginaient pas que dans une sorte de folie suicidaire on en vienne à le nier. Folie suicidaire, le mot n’a rien d’excessif, car c’est à un véritable suicide collectif qu’ont procédé tous ces bons esprits, souvent d’une gauche modérée, partisans d’une école méritocratique, qui se sont trouvés sans repère en 1968, à moins d’adhérer aux projets du modèle d’école égalitaire, très bien décrit par Jacques Narbonne, notamment dans dix pages de la seconde partie (p. 331-40). Ces esprits rationnels et généreux qu’étaient De Gaulle et son conseiller ont sous-estimé la force des passions et la prégnance des intérêts mesquins. Je pense aussi que les gouvernements de l’époque n’ont pas su "vendre" leur politique. En demandant aux organismes du Plan de déterminer de façon beaucoup trop précise le pourcentage d’élèves souhaitable dans tel type de formation, alors qu’on pouvait se contenter des ordres de grandeur pour montrer la nécessité de l’orientation sélective, ils ont prêté le flanc à l’accusation d’être des technocrates sans cœur ni imagination, et de proposer un modèle "élitiste, bonapartiste, étatique, soviétiforme", comme le leur reproche Philippe Némo (p. 59), dont je me sépare du fait que je ne crois pas qu’en matière d’éducation, les régulations du marché suffisent (ceci malgré la large marge d’accord entre nous). Je ne crois pas que l’accusation ait quelque ombre de fondement, quand on voit qui elle vise. Mais le fait est que quelques maladresses, non dans les projets eux-mêmes, mais dans leur présentation, a pu lui donner un soupçon de vraisemblance. En ce qui concerne la sélection, encore plus qu’ailleurs "rien ne peut être comme avant", après Mai 1968. Beaucoup d’auteurs reconnaissent que la sélection, notamment par la limitation de l’accès des bacheliers à l’Université qu’ils ont préconisée avant, n’est plus possible : c’est le cas de Valéry Giscard d’Estaing (p. 426). Dans la seconde partie de son ouvrage, M. Narbonne semble admettre que ce que De Gaulle, malgré son intelligence, sa force d’âme, son prestige n’a pu faire, personne ne le pourra et il décrit les résultats dérisoires obtenus par les tentatives qui ont été faites après lui ou les échecs cuisants qu’elles ont rencontrés. Il incline vers la méthode extrêmement prudente des réformes marginales préconisées par René Monory, ce qui éviterait la déroute connue par M. Devaquet. J’avoue que je suis un peu moins pessimiste que lui et que j’ai une appréciation assez différente de la situation. Si Alain Devaquet a échoué, c’est qu’il défendait sans conviction un projet adultéré qui à l’origine n’était pas le sien, qu’il a choisi la plus mauvaise époque pour le présenter (juste après la rentrée scolaire), c’est enfin qu’il voulut toujours ménager ses adversaires. Le projet de 1986 était hasardeux, mais son échec n’était pas inscrit dans les données de base. Je sais bien que la principale difficulté tient à ce que se coalisent contre les gouvernements qui se réclament du gaullisme et commencent à évoquer la sélection les familles pour lesquelles la démagogie scolaire est espoir d’ascension sociale, les syndicats majoritairement de gauche, et enfin les pédagogues théoriciens issus de l’I.N.R.P. (Institut national de la recherche pédagogique), dont le plus notable est Louis Legrand (qui ne sera éliminé de l’I.N.R.P. que par Beullac, après 1975). La pensée de ces théoriciens, bien diffusée dans la presse de gauche, a empoisonné progressivement l’opinion publique et constitue un nouvel obstacle notable aux projets de style gaullien. On comprend alors facilement pourquoi Jacques Narbonne consacre dans la seconde partie, au cours de laquelle il n’est question que de l’après 1968, tant de pages à l’exposé de ces œuvres théoriques, et notamment celle de Louis Legrand, que je n’avais jamais vu analysée avec autant de profondeur (cf., notamment, p. 308-27). Louis Legrand dont il faut dire qu’il est beaucoup plus profond que Bourdieu, tout au plus bon à entrenir les conversations de quelques salons de la gauche caviar. Si nous devons conserver quelque espoir de voir un jour appliquer le projet d’éducation sélective que De Gaulle avait conçu, c’est l’échec, ou l’extrême difficulté ou les contradictions de tous les modèles alternatifs, que décrivent parfois leurs auteurs eux-mêmes, qui nous laisse cet espoir. Mais il est certain que l’utopie aura coûté cher à la France en cette fin de XXe siècle et que suivre la lucidité gaulliste nous aurait évité bien des déboires. Si je suis allé très vite sur ce que j’appellerai pour faire bref la seconde partie de l’ouvrage, ce n’est pas parce que je lui accorde une moindre importance, c’est parce que j’ai abandonné alors la question que j’avais mise au cœur de ce compte rendu, ainsi que l’atteste le titre que je lui ai donné. Maurice Boudot Tweet |