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Lettre N° 91 – 1er trimestre 2006
L'affaire Lafforgue
Le mathématicien Laurent Lafforgue, membre de l’Académie des sciences et lauréat de la médaille Fields, avait été nommé au Haut Conseil à l’Education, nouvelle instance chargée de définir le « socle commun de connaissances ».
Bruno Racine, président du HCE, ayant proposé de faire appel aux « experts » du ministère, M. Lafforgue lui répondit, dans un long courriel envoyé en copie aux membres du HCE, que c'était « comme si un Haut Conseil des Droits de l'Homme envisageait de faire appel aux Khmers rouges pour constituer un groupe d'experts pour la promotion des droits humains ».
Ce courrier ayant été divulgué par des voies que seuls les membres du HCE peuvent connaître, on a demandé à M. Lafforgue de démissionner du HCE.
Ajoutons que les arguments développés par M. Lafforgue dans son courriel ne relèvent pas d’un parti pris idéologique mais reposent sur une analyse approfondie, construite sur de nombreux témoignages de professeurs et d'instituteurs, et inspirée par un profond attachement à l'école et aux savoirs tant littéraires que scientifiques.
Toutes les circonstances de l’affaire Lafforgue peuvent être consultées sur son site :
On y trouve aussi des Textes sur l’éducation dont il est l’auteur et des Entretiens sur l’éducation avec des journalistes.
Nous avons souhaité publier l’un de ces textes , pour ceux de nos lecteurs qui n’ont pas accès à Internet. M. Lafforgue nous a proposé celui intitulé Défense de l’école et politique, qui montre que l'école ne doit pas être otage des affrontements idéologiques. C’est le texte que nous avions choisi de citer sur notre site Internet.
Notre choix était dû à la qualité des réflexions qu’il y développe sur la transmission de la culture. Les défenseurs de la liberté d’enseignement que nous sommes partagent le vœu, qu’il exprime en conclusion, que l’école publique parvienne à se réformer : ce n’est pas en tentant d’annexer l’école des « autres », comme ils ont voulu le faire avec le projet Savary, que les partisans purs et durs de la laïcité, dont ne fait pas partie M. Lafforgue, remédieront aux maux de « la leur ».
Recteur Armel Pécheul
Défense de l'école et politique
Dans les débats qui ont suivi ma démission du Haut Conseil de l'Éducation, un slogan constamment brandi par ceux qui s'efforçaient de déconsidérer ma position à propos de l'école a consisté à la qualifier de "réactionnaire", "ultraconservatrice" ou "ultralibérale".
Je voudrais répondre à cette accusation.
Premièrement, je ne dirai pas quelles sont mes opinions politiques, à supposer que j'en aie de bien arrêtées. Depuis dix-huit mois que j'ai commencé à m'intéresser sérieusement à la situation de l'école dans notre pays et que j'ai été en contact quotidien avec beaucoup de personnes investies comme moi dans la défense de l'instruction, il n'a jamais paru nécessaire ni à ces personnes ni à moi d'évoquer une seule fois nos opinions politiques respectives. A fortiori, je n'ai pas à en rendre compte devant des gens pour qui cette accusation de "réactionnaire" est le seul argument dont ils disposent pour essayer d'impressionner les naïfs et de détourner le débat de son objet : l'état dans lequel ils ont mis notre système éducatif et la nécessité de rompre avec leurs théories fumeuses et leurs pratiques si nous voulons sauver et redresser notre école.
* *
Je crois d'ailleurs que si nous autres défenseurs de l'école mettons de côté nos opinions politiques, ce n'est pas seulement par souci de ne pas gaspiller nos énergies dans des luttes fratricides. C'est encore moins une erreur, celle qui consisterait à ne pas traiter politiquement une question éminemment politique. Au contraire, la réserve que nous observons naturellement est pour nous une façon de respecter la nature profonde de l'école comme école de la liberté.
En effet, c'est certainement sous le patronage de la liberté de penser, de créer et d'agir que nous plaçons l'école, une liberté qui n'est pas donnée mais dont il s'agit de conférer les moyens aux élèves. Nous voulons par exemple que l'école rende les élèves capables de réfléchir par eux-mêmes, d'exercer leur esprit critique et de développer leurs propres idées, et nous savons qu'il n'existe pour cela qu'un seul chemin : celui de la maîtrise du langage sans laquelle non seulement l'expression de la pensée mais même sa formation sont impossibles et celui des nourritures de l'esprit que fournit la grande culture léguée par les siècles, particulièrement la culture générale littéraire qui donne à la réflexion ses aliments, ses repères et ses matériaux à partir desquels elle peut se construire et s'élaborer. Cela signifie qu'il ne peut être question pour nous que l'école soit un lieu qui inculquerait aux élèves nos propres opinions, aussi bonnes et émancipatrices qu'elles pourraient nous paraître. Celles-ci, que nous avons légitimement comme citoyens, doivent s'effacer quand nous pensons aux élèves, et même nous attendons de l'école qu'elle donne aux élèves les moyens de penser éventuellement contre nous, de développer des formes de réflexions qui peut-être nous choqueront beaucoup ou que nous n'aurions pas pu imaginer. Un fondateur ou un professeur d'une école de la liberté sait qu'il a bien fait son travail le jour où il voit certains des anciens élèves de cette école devenus adultes s'opposer à lui avec tout l'arsenal de la raison, du langage et de la culture qu'il leur a patiemment inculqué au fil des longues années d'apprentissage. Bien sûr, la révolte n'est pas une nécessité sans quoi elle ne serait pas libre, on peut être un esprit libre et fidèle, mais il reste qu'une école de la liberté se reconnaît à ce qu'elle donne tous les moyens de se révolter plus tard contre elle.
Ayant ce critère en tête, on peut d'ailleurs reconnaître dans l'Histoire que certaines écoles où les élèves étaient soumis à de grandes et lourdes contraintes et n'avaient pas le droit d'exprimer des opinions divergentes sur certains sujets essentiels ont été néanmoins en un sens plus profond des écoles de la liberté, simplement parce que l'enseignement qu'elles dispensaient était sérieux, solide et approfondi et qu'il conférait aux élèves toutes les ressources du langage et de la réflexion. Ainsi en a-t-il été des meilleurs collèges jésuites qui, par exemple, ont permis Voltaire : le moins qu'on puisse dire est que les "bons Pères", comme il les appelait ironiquement, avaient appris au jeune François Marie Arouet à parler et à écrire ! Ainsi en a-t-il été également de la meilleure partie du système d'enseignement soviétique.
Et ainsi en a-t-il été de notre école républicaine telle qu'elle a perduré jusqu'aux années 60 : je dirais même qu'elle a été une école de la liberté plus qu'aucune autre puisque, malgré son patriotisme obligé et ses teintes de moralisme et de positivisme, elle n'exerçait pas sur les élèves un contrôle bien tyrannique : elle se faisait scrupule de respecter la liberté de conscience de chacun et n'exigeait finalement que la discipline nécessaire à l'étude, en même temps qu'elle dispensait à tous une instruction de grande qualité, donnait vite la maîtrise du langage et ouvrait à beaucoup les portes de la culture et de la science. Elle a permis dès ses débuts à des enfants du peuple comme Charles Péguy ou Albert Camus d'accéder à la plus haute culture, elle a su intégrer les enfants d'immigrés de ces époques – une capacité largement perdue de nos jours où pourtant elle serait bien nécessaire – et elle a connu un long processus de démocratisation authentique, c'est-à-dire sans baisse du niveau des diplômes, qui ne s'est interrompu qu'à partir du moment où la démocratisation est devenue un slogan.
Je crains que l'école que nous avons aujourd'hui, après tant de politiques prétendument émancipatrices, ne soit presque plus du tout une école de la liberté. Elle produit des générations d'étudiants bien gentils et très ignorants, aussi incapables d'écrire un livre que de fonder une entreprise ou de faire une révolution. La liberté est toujours un risque ; notre école ne le prend plus. Nous, les défenseurs de l'école, par-delà notre diversité, que nous soyons d'extrême gauche, conservateurs ou quelque part entre les deux, voudrions qu'à nouveau elle prenne ce risque.
Il n'y a donc pas lieu d'évoquer nos opinions politiques quand on parle de l'école. Ou plutôt, le véritable choix politique est celui de la qualité de l'enseignement et celui de l'étendue et de la profondeur des connaissances que nous voulons transmettre.
* *
Il m'est arrivé en revanche de faire état dans un article de la "Gazette des Mathématiciens" de ma foi chrétienne en relation avec mon engagement militant au service de la cause de l'instruction et de la culture. Je l'ai fait pour les raisons que j'ai indiquées dans cet article : On m'avait demandé le pourquoi de mon engagement et ma foi chrétienne en fait certainement partie. De plus, les diverses traditions religieuses sont à l'origine historique de toutes les cultures du monde, et la tradition catholique particulièrement a été l'une des principales matrices de la culture européenne, l'a constamment irriguée et a été un acteur majeur de l'éducation en Europe jusqu'à nos jours. Comme il m'arrive parfois de désespérer devant l'état de l'éducation dans notre pays et son évolution que rien ne semble pouvoir arrêter, j'ai imaginé que l'Église catholique pourrait jouer un rôle de refondation de l'éducation et de la culture, à condition de s'appuyer sur sa foi et sur sa tradition. Plus spécifiquement, je pense que la réconciliation de l'Église avec le peuple juif et le judaïsme – réconciliation qui passe par la reconnaissance des fautes historiques des chrétiens vis-à-vis des juifs – est un événement d'une portée immense, plus important que la chute du mur de Berlin et ses suites, et j'attends que cet événement produise pour le monde de grandes conséquences. L'une de ces conséquences pourrait être à mon idée que les chrétiens redécouvrent la pleine valeur spirituelle de l'étude et de la créativité qui occupe une place centrale dans la tradition juive. Si cela se produisait, l'éducation et la plus haute culture connaîtraient un nouveau printemps dans tous les pays que le christianisme continue à travailler. Telle est mon espérance.
Mais bien sûr tout ce que j'en dis là est à propos de l'enseignement confessionnel et pour rien au monde je ne voudrais remettre en cause l'enseignement républicain laïc dans ses principes hérités de la IIIe République. C'est lui seul que j'ai connu comme élève et c'est bien lui qu'avec tant d'autres je m'attache à sauver et redresser.
Quand j'ai appris quelques jours après ma démission du Haut Conseil de l'Éducation que la "Libre Pensée" avait publié un communiqué de presse et lancé une pétition pour me soutenir, j'ai été très touché. Touché non pas pour moi-même mais pour l'école républicaine, car le fait que la "Libre Pensée" et moi, plus tant d'autres personnes si différentes, puissions nous retrouver dans une défense commune de cette école qui s'était fixé pour but l'instruction et le développement intellectuel de tous illustre bien sa valeur. D'ailleurs j'ai lu avec grande attention le communiqué de presse de la "Libre Pensée" et je peux dire que j'adhère sans réserve à ce que ce communiqué dit de l'instruction publique et de son rôle dans le développement de l'autonomie de la pensée.
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Pour revenir à la politique, j'ai pu constater dans les jours qui ont suivi ma démission qu'il était davantage fait écho de cette démission – et en termes plus favorables pour moi – dans la presse de droite que dans la presse de gauche. Je me réjouis de tous les soutiens qui peuvent nous arriver, à moi et aux autres défenseurs de l'école, et je les accepte tous, sauf les soutiens hypocrites qui nous parviendraient de personnes ennemies de l'humanisme.
Je connais effectivement beaucoup de gens de droite qui veulent une instruction publique de grande qualité, et certains militent activement en ce sens, mais je sais aussi que de larges secteurs de la droite ont du mal à reconnaître ou simplement à comprendre la pleine légitimité du monde académique fondé sur la valeur du savoir et qu'ils sont méfiants vis-à-vis du milieu des professeurs qu'ils connaissent mal, qui leur est majoritairement hostile sur le plan politique et qui est tellement différent du milieu des entreprises qui leur est plus familier. Pour l'opinion de droite, il peut donc exister une tentation d'utiliser ma critique virulente de l'Éducation Nationale dans son état actuel pour exprimer une hostilité viscérale et de principe au monde des "professeurs".
Donc je pense que je dois dissiper toutes les ambiguïtés possibles :
Je suis un mathématicien et un intellectuel, et le parti auquel j'adhère de toute mon âme est le parti du savoir, c'est-à-dire le parti des intellectuels, des chercheurs, des universitaires, des professeurs et des instituteurs. Et à ceux qui ne comprennent pas leur monde je dis : la France a besoin d'une vie intellectuelle, et pour cela il faut que les professeurs ne soient pas surchargés d'enseignements et que l'autonomie du champ du savoir vis-à-vis des champs économique et politique soit pleinement reconnue; la France a besoin d'innovations scientifiques et techniques, et pour cela il faut que les universités aient de la liberté et de l'argent ; la France a besoin de recherche fondamentale, et pour cela il faut que des postes permanents soient offerts en nombre suffisant aux jeunes chercheurs ; notre République ne saurait durer et prospérer sans son école, et donc il faut que ses professeurs et ses instituteurs soient respectés par tous – par les élèves, par les parents d'élèves, par les pouvoirs publics et par l'ensemble de la société.
Parmi les professeurs et tout de suite après mes maîtres en mathématiques, ceux dont je me sens le plus proche sont évidemment ceux qui depuis des années se sont investis pour le sauvetage de l'enseignement et que je connais personnellement ou dont j'ai lu les livres.
Avec tous ceux-là qui pour moi ne sont plus des anonymes, il y a la foule des simples professeurs et instituteurs, des petits soldats de l'Éducation Nationale qui, depuis des années que leurs généraux leur prescrivent des consignes stupides, combattent inlassablement pour le savoir, essaient vaille que vaille d'enseigner en se faufilant dans le labyrinthe des méthodes délirantes et des programmes déstructurés, et parviennent au milieu des pires difficultés à instruire, à transmettre. S'il reste encore quelque chose debout dans l'éducation en France, c'est grâce à eux.
Il y a aussi l'autre foule des professeurs et instituteurs qui malheureusement ont été influencés par les doctrines officielles que répandent les IUFM et qu'impose leur hiérarchie et qui n'ont pas encore osé se rendre compte de cette réalité inimaginable : depuis des décennies la destruction de l'instruction publique en France est organisée par ceux-là mêmes dont la fonction serait de la consolider. Autant je suis extrêmement sévère envers l'ensemble des instances dirigeantes de l'Éducation Nationale – tous ceux qui n'enseignent pas mais qui inspirent, commandent ou répandent leurs doctrines absurdes chez des jeunes stagiaires soumis à leur pouvoir – autant j'ai du mal à jeter la pierre à aucun professeur ou instituteur. Je n'oublie pas qu'il a choisi le plus noble des métiers et que, quels que soient ses objectifs pour les élèves, ses méthodes et ses convictions en matière d'enseignement, il doit aujourd'hui exercer dans des conditions très difficiles. Non, je ne voudrais pour rien au monde accuser aucun professeur ou instituteur : je l'appelle seulement à réfléchir, à exercer son esprit critique et à oser mettre en doute l'endoctrinement qu'il a subi depuis des années et des années.
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Après les professeurs, et pour employer un qualificatif célèbre qui a fait beaucoup de mal, je voudrais aussi prendre la défense d'une catégorie de personnes qui me paraît absolument indispensable à la transmission de la culture, à sa perpétuation et à sa floraison : je veux parler des "héritiers". Bien que je n'aie aucun lien personnel avec ce milieu, je regrette de plus en plus les familles bourgeoises à l'ancienne qui n'ignoraient pas que leurs privilèges impliquaient des devoirs et que l'un de ces devoirs les plus importants était d'honorer la culture et de la servir, de s'y adonner soi-même et de la transmettre à la génération suivante. Ce milieu a donné à la France un très grand nombre de ses écrivains, de ses penseurs et de ses savants, parmi lesquels d'ailleurs on trouve beaucoup de rebelles. Cette bourgeoisie cultivée s'oppose à la part toujours croissante et désormais très majoritaire de nos nouvelles élites ou soi-disant telles qui considère qu'elle n'a aucun devoir envers rien ni personne, qui se fait gloire de son ignorance et affiche sa vulgarité, qui s'imagine qu'elle est rebelle parce qu'elle ne s'occupe plus de transmettre quoi que ce soit et qu'elle méprise l'héritage des siècles, qui se croit moralement supérieure à tout ce qui l'a précédée, dans le même temps où elle se pense et se déclare irresponsable de tout. Je préfère un million de fois les "héritiers", ceux qui ne s'estiment pas au-dessus de ce qui leur a été légué, pour qui leur héritage est une charge plus encore qu'un honneur, et qui ont à cœur de transmettre ce qu'ils ont reçu. Mais combien sont-ils encore?
A côté de ces héritiers-là, il y a aussi toutes les familles bien instruites et cultivées où l'un au moins des parents est chercheur, universitaire, professeur ou simplement exerce une profession intellectuelle qui suppose de longues études, et qui ont le souci que leurs enfants reçoivent une instruction de qualité et fassent des études aussi approfondies que les leurs, voire encore meilleures. Je tiens à dire que ce souci me paraît parfaitement légitime, que je n'y vois aucun mal et que je pense au contraire que la transmission de la culture et du savoir dans notre pays ne peut se passer de cette ambition des familles. Je ne puis comprendre que l'école d'aujourd'hui considère souvent avec suspicion les élèves qui ont eu la chance de naître dans une famille déjà très instruite, qu'elle voie en eux une figure de l'injustice et qu'elle s'emploie par divers moyens – dont la déstructuration et le bouleversement des programmes ne sont pas les moindres – à couper ces enfants de la culture qu'ils trouvent naturellement chez eux, afin de restaurer une égalité dont on s'imagine qu'elle existe à l'état de nature. Ainsi l'école d'aujourd'hui en vient-elle à poursuivre des objectifs exactement inverses à ceux qui seraient conformes à sa raison d'être : empêcher la transmission de la culture plutôt que de l'étendre, décourager les meilleurs élèves, semer la confusion dans les jeunes esprits, trancher le lien des jeunes générations avec toutes celles qui les ont précédées, les laisser finalement seules face à elles-mêmes et au vide. Il me semble au contraire que des élèves qui déjà savent quelque chose et apprennent avec plus de facilité grâce aux conditions favorables qu'ils trouvent dans leur famille n'enlèvent rien à aucun autre ; l'École devrait se réjouir de leur existence (de plus en plus menacée elle aussi), chercher à les amener encore plus loin et plus vite sur le chemin de la culture et de la science et s'appuyer sur eux pour entraîner à leur suite tous les élèves qui connaissent chez eux des conditions moins favorables mais qui montrent des dispositions pour étudier.
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Infiniment plus proche de moi que les héritiers des familles bourgeoises à l'ancienne et aussi proche que les familles intellectuelles qui ont le souci de la transmission est une autre catégorie qui dans mon esprit ne s'oppose nullement aux précédentes : au contraire elle ne peut exister qu'en découvrant grâce à l'école ce que les premiers ont gardé et fait fructifier au cours des âges et que les secondes ont reçu plus récemment. C'est la catégorie des personnes qui, pour la première fois dans l'histoire de leur famille, accèdent à l'instruction et deviennent cultivées ou savantes au fil des études prolongées que l'école permet à tous ceux qui en montrent la capacité et le goût – ou plutôt que l'école permettait, car notre système éducatif est tellement dégradé qu'il n'offre pratiquement plus la possibilité à qui ne trouve pas la culture dans sa famille de la découvrir dans toute sa beauté et sa richesse, de l'aimer et de la faire sienne.
Je n'ai pas oublié mes grands-parents maternels ouvriers ni mon grand-père paternel maître tailleur ni ma grand-mère paternelle simple femme au foyer, dont aucun n'avait connu d'autre enseignement que celui de l'école primaire (ce qui ne les empêchait pas de posséder une maîtrise du français bien mieux assurée et des connaissances de base plus solides que la grande majorité des bacheliers d'aujourd'hui) et dont trois sur quatre avaient dû arrêter leur scolarité à douze ans pour commencer à travailler, non pas du fait de l'école mais à cause des conditions sociales et historiques de leur temps. Je sais que tous avaient aimé l'école et ont regretté toute leur vie de ne pas avoir pu prolonger leurs études plus longtemps. Au moins ont-ils pu donner et répéter inlassablement à leurs enfants le meilleur des conseils : "Écoute les instituteurs, écoute les professeurs, fais tes devoirs, apprends." C'est ce qui a permis à mes parents de suivre des études longues et de découvrir les merveilles de la culture et du savoir. De cela, moi et mes frères, devenus tous les trois des professeurs et chercheurs, sommes les héritiers – des héritiers de la première génération.
C'est pourquoi, chaque fois que je rencontre une personne qui exerce une responsabilité dans l'Éducation Nationale et dont j'apprends qu'elle est d'origine populaire, je rêve que cette personne pourrait défendre une instruction de très grande qualité pour tous – pour les enfants des milieux défavorisés exactement comme pour tous les autres, avec un enseignement aussi riche et des exigences aussi hautes. Je rêve qu'elle plaiderait pour une école où on demanderait beaucoup à tous les enfants parce qu'on sait qu'ils peuvent beaucoup donner, où on chercherait à nourrir leur esprit avec de vraies nourritures intellectuelles, où on leur donnerait tous les moyens qui plus tard leur permettraient de devenir pleinement responsables d'eux-mêmes, où la possibilité serait offerte à chacun, moyennant du travail, d'acquérir culture, science ou capacité technique. Je rêve que, pensant particulièrement aux enfants des milieux défavorisés et aujourd'hui, par exemple, aux enfants d'immigrés pauvres, elle plaiderait pour la mise en place d'heures d'études assistées le soir après la classe pour soustraire ces enfants à la télévision et à la rue et leur procurer l'aide que d'autres trouvent dans leur famille...
* *
Ceci bien sûr est un discours que j'attendrais plus naturellement de la gauche. Mais je ne comprends plus le discours de celle-ci en matière d'éducation.
Si nous avions vécu à l'époque de Jules Ferry, de Jean Jaurès, de Ferdinand Buisson ou de Jules Isaac, tous des hommes de gauche, j'aurais été entièrement d'accord avec la gauche sur le sujet de l'éducation. En effet, Jules Ferry, Jean Jaurès, Ferdinand Buisson et Jules Isaac faisaient tous rimer instruction et libération, ils accordaient la plus grande valeur à la culture, celle que certains qualifient de bourgeoise ou d'aristocratique et qui l'est en effet par ses origines, et ils pensaient que la plus grande et plus noble œuvre de la République devait être non pas de détruire cette culture mais d'en rendre l'accès possible à tous les enfants, y compris les enfants des classes populaires, moyennant bien sûr beaucoup de travail car la culture et la science ne s'acquièrent pas sans de grands efforts personnels.
Je me souviens de mon grand-père paternel qui appartenait à la vieille tradition radicale-socialiste du sud-ouest et qui, républicain de gauche à l'ancienne mode, avait une foi absolue dans l'instruction et une totale confiance dans l'école républicaine pour dispenser cette instruction.
Malheureusement, pour des raisons qui me sont complètement incompréhensibles, les dirigeants et les militants des principaux partis et syndicats de gauche ont opéré depuis la fin des années 60 un virage à 180 degrés sur le sujet de l'instruction. Ils se sont mis à penser, comme un certain nombre de gens de droite finalement mais sans le dire explicitement, que les enfants des milieux défavorisés sont des petits malheureux intellectuellement déficients.
Donc plus de culture, plus d'apprentissages sérieux, plus de responsabilisation de quiconque, seulement une très longue garderie d'où les jeunes, et particulièrement ceux des classes défavorisées, sortent sans instruction de qualité, sans qu'on leur ait rien donné pour former leur caractère et leur personnalité, sans sentiment de responsabilité, sans ardeur au travail, sans esprit d'initiative, sans espoir, sans armes intellectuelles, sans même les mots pour penser à quel point ils ont été mal nourris et floués, avec seulement pour certains la fausse monnaie de diplômes au rabais et pour la plupart un sentiment de rage que le plus petit mouvement de foule peut orienter dans n'importe quelle direction et contre n'importe quels boucs émissaires.
On a vu un ministre de gauche démanteler les anciennes écoles normales et leur substituer les IUFM qui (selon l'expression d'un formateur qui m'a envoyé son témoignage en requérant l'anonymat, par peur des représailles) "ressemblent plus à un camp de rééducation par le travail absurde qu'à un centre de formation" des instituteurs et professeurs que la République va charger d'instruire ses enfants. On a vu un autre ministre de l'Éducation Nationale de gauche vouer aux gémonies le français et les mathématiques et, de manière générale, tout ce qui n'était pas directement lié à sa spécialité académique. On en a vu un troisième qui était plutôt un ministre du divertissement national, créant les "itinéraires de découverte" aux dépens des précieux apprentissages fondamentaux et expliquant sans rire que ce n'était pas la peine d'avoir trop d'heures de français puisque, pendant les cours d'histoire par exemple, on continuait à parler en français (argument qui m'a été resservi à déjeuner par le directeur de cabinet du ministre actuel, comme quoi le mépris de notre langue franchit manifestement les barrières politiques).
Je me dis que c'est bien finalement que mon grand-père n'ait pas vu ce que ces ministres de gauche ont fait de l'école républicaine. L'action de l'autre bord ne vaut pas mieux, mais elle lui aurait fait moins mal.
Il faut bien voir d'ailleurs que les idées sont plus importantes que les ministres. Et comme le monde de l'éducation et ses instances dirigeantes permanentes, celles qui ne changent pas avec les ministères, ont une sensibilité progressiste, les théories les plus susceptibles de les séduire sont celles qui proviennent ou semblent provenir de la gauche. Jamais les professeurs et les instituteurs n'auraient avalé tout ce qu'on leur a fait avaler depuis trente ans et plus si cela ne leur avait été servi dans une sauce d'apparent progressisme. C'est pourquoi le retournement du discours de gauche sur l'éducation depuis les années 60 a joué un rôle considérable. La construction de l'école républicaine avait été largement l'œuvre de la gauche en des temps aujourd'hui révolus. Sa destruction l'a été aussi en des temps plus récents.
Beaucoup d'entre nous espèrent qu'un jour la gauche reviendra à elle-même sur le sujet de l'instruction. Il est évident en effet que lui appartient la majorité des professeurs et instituteurs en révolte qui se manifestent de plus en plus dans les associations et, par exemple, publient des livres de témoignage et de réflexion sur la situation actuelle de l'école.
Laurent Lafforgue
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