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Lettre N° 59 - L’ÉDUCATION CIVIQUE (2)
Lorsque Mme Royal pour porter remède à la violence en milieu scolaire, décida d’instaurer en classe de première des lycées un enseignement d’ " éducation à la citoyenneté ", on pouvait sourire de la naïveté du ministre, ou dénoncer les incertitudes de sa conceptualisation, comme nous l’avons fait, mais il était difficile d’imaginer la véhémence des oppositions qu’allait rencontrer son projet. C’est que les rapports de l’autorité politique et des règles morales est un sujet particulièrement délicat.
Dans un ouvrage très récent, l’Avenir de la morale ( Editions du Rocher ), d’une limpidité exemplaire qui ne nuit jamais à son exactitude, Jean Cazeneuve note que " le civisme comporte la connaissance des lois et leur mise en pratique. Une mode relativement récente..... fait de la qualité de citoyen la source de prescriptions qui ont des rapports étroits avec la morale.... Cela signifie non seulement que la morale est laïque, mais aussi qu’elle est ou peut devenir essentiellement politique..... Elle consiste dans des comportements qui, en principe, contribuent au bon fonctionnement de la vie collective.... Mais si la vie citoyenne peut être considérée comme représentative de la morale généralement acceptée, il n’est pas certain qu’elle corresponde à tout ce qui inspire ou peu inspirer la conduite d’un être humain " (pp. 49 et 50) et l’auteur évoque la dualité établie par Bergson des sources de la morale. Tenons-nous en à cette position : l’éducation civique peut faire partie de la formation morale, elle n’en constitue pas le tout. Est-ce à dire qu’au prix de cette limitation préliminaire, nous soyons au bout de nos peines ? Aucunement. L’ambiguïté du projet ministériel était telle qu’elle a conduit le Conseil supérieur de l’éducation nationale à lui donner un avis défavorable après diverses organisations. Ainsi, le Bureau de l’association des professeurs de philosophie, que nous avons déjà cité, professeurs qui étaient directement concernés puisqu’on avançait l’hypothèse de leur confier ce nouvel enseignement " s’oppose en l’état actuel à l’instauration d’un enseignement portant sur l’éducation à la citoyenneté en classe de première.... qui masquerait de fait la régression programmée des savoirs enseignés dans les lycées " ; cette position est justifiée ainsi : " la citoyenneté républicaine suppose une instruction élémentaire, une culture générale et un esprit critique qui s’acquièrent au contact des savoirs scolaires ordonnés dans des disciplines précises et rigoureuses, organisés dans des programmes nationaux et enseignés par des professeurs compétents et respectés. Dans une République l’amour des lois est fondé sur un souci réfléchi de la vérité et un respect raisonné des savoirs ". Si je cite tout au long ce texte ( qui montre que, malgré M. Meirieu, l’école de Jules Ferry a encore des défenseurs ! ), c’est non seulement pour son intérêt intrinsèque, mais parce qu’il rejoint un certain nombre de prises de position de penseurs qui ont enseigné ou enseignent la philosophie. Sous le titre " Enseigner la morale au lycée " Le Figaro a publié ces textes. Obligé de me limiter, je citerai deux exemples qui s’insèrent très bien dans mon propos. Alain Finkelkraut note l’erreur fondamentale du ministère qui pense qu’on répondra à la violence en apprenant aux " jeunes " le respect de l’autre, " objectif irréprochable qui conçoit toutes les relations humaines sur le modèle de l’intersubjectivité.... or le lien social n’est pas seulement dialogique.... aux rapports intersubjectifs s’ajoutent les rapports institutionnels. " Et il note que " le problème de l’école, ce n’est pas l’absence de pluralisme, c’est bien plutôt la dissolution de la culture dans le pluralisme des convictions. L’instruction civique doit contribuer à résoudre le problème et non à l’aggraver " ; comment le résoudre ? En rompant avec l’esprit du temps qui " en effet, est sociologique. Il affirme que tous les comportements sont déterminés par la société ". Or, ce qui nous introduit dans le monde moral, c’est, selon le mot de Ricoeur, " notre capacité d’imputabilité : le fait de nous reconnaître comme l’auteur de nos propres actes ". Or, par le sociologisme, l’humanité échappe à l’imputabilité. Et Finkelkraut conclut que " dans un cours de morale, il s’abstiendrait de prêcher la morale, mais s’efforcerait juste de barrer cette sortie ". Je ne suis pas sûr que Mme Royal ait pensé que barrer la route au " sociologisme " soit un moyen de lutter contre la violence et d’ailleurs je pense que pour changer les comportements il ne suffit pas d’une simple critique de ces fondements théoriques. Mais, au moins, a-t-on ainsi décelé sur quelles erreurs théoriques reposent les fondements qu’on veut donner à cette éducation à la citoyenneté. Jean-François Revel, de façon peut-être encore plus radicale, rejette la possibilité d’enseigner la morale civique comme une discipline distincte. " Dans une éducation républicaine, digne d’une vraie culture, on n’enseigne pas le civisme et la morale comme des matières séparées des autres. Leur transmission fait partie de cette culture en voie d’extinction. On enseigne la morale et le civisme en enseignant Montaigne, Pascal, La Fontaine, La Bruyère, Montesquieu, Tocqueville et Renan....Et, du jour où on renonce à [ vous ] initier à ces maîtres, le civisme et la morale ne sont plus que des boîtes de conserve vides. " Ce sont toutes ces incertitudes sur le contenu qui devrait être celui de ce nouvel enseignement qui font qu’il risque de ne jamais voir le jour. Le remède à la violence scolaire conçu par Mme Royal était purement illusoire et n’avait pour fonction que de la dispenser d’agir. M.B. Tweet |