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Lettre N° 44 - ITALIE : VERS UNE NOUVELLE POLITIQUE SCOLAIRE
Professeur à l’université de Bologne, où il enseigne la philosophie des sciences, M. Petroni est par ailleurs directeur du Centre de recherche et de documentation "Luigi Einaudi" de Turin. Il y dirige la Biblioteca della Libertà, périodique de philosophie politique auquel collaborent les meilleurs représentants du courant libéral.
La question du bon scolaire est devenue très populaire en Italie au cours des derniers mois. Elle a même été l’une des questions les plus discutées pendant la campagne électorale qui s’est terminée le 27 mars. Pour comprendre les enjeux, il faut évidemment partir de la situation présente du système éducatif italien, et des raisons de sa crise. 1. La mainmise de la puissance publique Plus de 90 % des élèves italiens fréquentent l’école publique. C’est là la donnée fondamentale de notre système. Il y a probablement très peu d’équivalents à cette situation dans l’Europe entière. Les raisons qui l’ont déterminée sont relativement simples. Au moment de l’Unité de l’Italie (1860) la grande majorité des écoles étaient gérées par l’Eglise. C’était spécialement vrai pour l’école primaire, tandis que de nombreux collèges et les universités qui n’étaient pas dans les Etats pontificaux étaient gérés par les villes. (Mais même dans les Etats pontificaux les universités étaient assez autonomes par rapport au contrôle de l’Eglise.) Spécialement dans les campagnes, la seule forme d’instruction disponible était celle donnée par les curés. Naturellement, le taux d’analphabétisme était très élevé. (En fait, il l’est resté jusqu’aux années 60 de ce siècle.) Pour des raisons bien connues, l’unification de l’Italie se fit largement contre la volonté de l’Eglise de Rome, et sans le soutien du clergé. Cela détermina une opposition presque frontale entre l’Etat et l’Eglise, dont l’instruction fut le tout premier terrain. L’un des plus urgents soucis des gouvernements de l’Italie unifiée fut justement d’ôter l’instruction des mains de l’Eglise. Il est peut-être utile de rappeler qu’une fraction très large des politiciens de l’époque étaient des francs-maçons. Il y avait donc des raisons politiques et des raisons idéologiques à la base de la décision de soustraire l’instruction au contrôle de l’Eglise. Etait prévalante l’idée qu’une réelle unification de l’Italie ne pouvait se réaliser que si l’Etat se chargeait directement de l’instruction tant des masses que des élites. C’est dans ce contexte que l’on peut comprendre pourquoi Benedetto Croce, écrivant au début du XXe siècle, déclara que l’établissement d’un système d’instruction publique contrôlé par l’Etat avait été l’une des plus grandes décisions libérales de la "nuova Italia". Depuis cette époque, la tendance à l’expansion de la mainmise de la puissance publique dans l’instruction a été toujours constante, et sans aucun revers. Cette expansion a suivi deux chemins distincts, mais convergents : 1) la gestion directe des écoles (y compris les instituts d’instruction supérieure et les universités) de la part de l’Etat, qui s’est de plus en plus substitué aux villes et aux communes (et non pas seulement au clergé) dans cette tâche. Cela a induit des directives de plus en plus rigides et centralisées pour le recrutement des enseignants, y compris les professeurs d’université ; 2) l’imposition d’un curriculum national d’études à tous les niveaux, et des réglementations de plus en plus minutieuses et rigides pour l’accès aux professions. Mes amis français reconnaîtront facilement dans ce processus l’influence dominante du modèle administratif de leur pays, qui s’était imposé dès les débuts de l’Etat unitaire par la décision des hommes d’Etat provenant du Piémont. Le fascisme accéléra fortement le processus de centralisation de l’instruction à tous les niveaux. C’était naturellement conforme à la politique générale du régime. 2. La situation législative présente La fin du fascisme et la naissance de la république après la Seconde Guerre mondiale ont définitivement figé la situation. En effet l’article 33 de la constitution de 1947 établit que "les associations et les privés ont le droit de fonder des écoles et des instituts d’instruction, sans que cela comporte des dépenses de la part de l’Etat". L’inscription dans la constitution même (et non pas dans les lois ordinaires) d’un tel principe mit fin à toute idée d’un pluralisme réel dans l’instruction. En effet, l’article constitutionnel réservait de facto l’école privée à une petite minorité d’élèves : ceux qui pouvaient payer les frais de scolarité élevés demandés par les "bons" instituts privés, et ceux qui étaient admis gratuitement (ou presque) dans un nombre très restreint d’écoles gérées par l’Eglise et destinées aux enfants et adolescents provenant des couches les plus modestes de la population (cas typiques, les orphelins). De telles écoles étaient (et sont encore) d’un niveau culturel très modeste, et dans la plupart des cas concernaient l’instruction élémentaire et l’instruction professionnelle, mais non l’instruction supérieure. De surcroît, l’existence d’un curriculum national d’études imposé par le ministère fait qu’il n’y a aucune différence véritable des contenus de l’enseignement avec celui des écoles publiques (sauf l’inclination en faveur de la religion catholique, bien sûr). Il a toujours été difficile de comprendre pourquoi l’article 33 a été accepté. En fait, la constitution a été écrite quand le parti catholique était fort dans l’Assemblée constituante, et l’influence de l’Eglise en matière de politique énorme. Très probablement cet article a été le résultat direct de l’influence qui était encore exercée dans l’Assemblée par l’ancienne classe politique libérale préfasciste, qui identifiait ce qui n’était pas école d’Etat avec l’école catholique, et qui voulut éviter de donner à l’Eglise les moyens d’acquérir une position dominante dans l’instruction. Des hommes comme Luigi Einaudi ou Benedetto Croce furent parmi les partisans de l’article en question. Mais ils ne tardèrent pas à voir les conséquences que cela entraîna très rapidement, c’est-à-dire une décroissance de la qualité de l’instruction à tous les niveaux. Aussi bien Croce (qui mourut en 1952) qu’Einaudi (qui mourut en 1961) ne manquèrent pas en fait de demander que l’école publique fût soumise à une réelle concurrence de la part de l’école privée : c’était là la seule possibilité d’en arrêter le déclin. Mais, bien sûr, il était impossible d’imaginer une réelle concurrence en présence de l’article constitutionnel en question. La situation n’a guère changé depuis lors. Le nombre d’étudiants de l’école privée est resté modeste, en dépit du fait que la croissance des revenus moyens a permis à de nombreuses familles de payer l’instruction privée pour leurs enfants. A présent, les écoles non-étatiques sont presque exclusivement catholiques. Un nombre très limité d’entre elles sont d’une excellente qualité, et sont destinées aux fils des familles riches qui peuvent payer des frais de scolarité élevés. Le plus grand nombre est d’une qualité très médiocre (et moins cher). Etant soumise à des contraintes budgétaires très sévères, la qualité des enseignants est très modeste. Bien souvent il s’agit d’enseignants qui n’ont pas réussi à passer les concours pour l’enseignement public, et qui acceptent des salaires plus modestes encore. Si l’on considère le niveau moyen des enseignants dans les écoles publiques, qui est absolument déplorable, l’on comprendra facilement que les motivations qui poussent les familles à inscrire leurs enfants dans les écoles privées n’ont rien à voir avec la qualité de l’enseignement, mais tient des motivations les plus variées, et souvent les moins nobles (par exemple, que la réussite scolaire y est plus facile que dans les écoles publiques). A son tour, la situation de l’instruction publique n’a pas cessé de se détériorer, à tous les niveaux. Le nombre d’enseignants est de plus de neuf cent mille, ce qui est énorme par rapport aux autres pays. 98 % du budget du ministère de l’instruction publique est destiné au paiement des salaires : ce qui fait que le ministre n’est guère plus qu’un chef du personnel ! Il n’y a aucun système d’incitation et de punition des enseignants. Les salaires sont modestes, et sans aucune différenciation qui ne soit due à l’ancienneté de service. En dépit du nombre énorme d’enseignants, celui des étudiants (spécialement dans le secondaire) est bas par rapport aux autres pays. Le nombre des échecs scolaires est très élevé, et la qualité moyenne de ceux qui réussissent est scandaleusement médiocre, même dans les curricula fréquentés par les "meilleurs" élèves. Tout professeur d’université le constate amplement aux examens de la première année. 3. Le bon scolaire C’est dans ce contexte que la question du bon scolaire s’est posée lors de la récente campagne électorale. Le premier à lancer d’une façon approfondie l’idée du bon scolaire au début des années 80 a été Antonio Martino, un économiste de Rome, élève de Milton Friedman, et qui est aujourd’hui devenu ministre des Affaires extérieures. La proposition tomba dans le vide le plus total. Sauf quelques intellectuels libéraux, tous étaient hostiles. La gauche l’était pour des raisons idéologiques évidentes, car elle ne voulait ni une plus grande présence des écoles privées, ni une expansion de l’influence de l’école catholique. Mais les démocrates-chrétiens étaient aussi hostiles. La raison très simple est que la D.C. contrôlait depuis toujours le ministère de l’Instruction publique, et ne voulait absolument pas se priver de l’un de ses instruments de pouvoir les plus importants. Après la disparition de la D.C., le climat a complètement changé. En effet, la proposition du bon scolaire lancée par le nouveau mouvement politique Forza Italia a eu tout de suite un grand succès parmi le monde catholique, spécialement au niveau des familles. Il n’est pas exagéré d’affirmer que la proposition du bon scolaire de la part de Forza Italia a été l’un des éléments les plus importants qui ont poussé l’électorat catholique à soutenir le nouveau parti. Bien sûr, la gauche a ressorti tout son ancien argumentaire contre le bon scolaire. Mais cette fois-ci les arguments jacobins de toujours en faveur du monopole public n’ont eu aucun effet sur les gens (et d’ailleurs la presse a démontré que la plupart des politiciens et intellectuels de gauche envoient leurs fils dans des écoles privées !). La raison principale est que la détérioration de l’instruction publique est devenue évidente même aux familles modestes, qui n’ont plus aucune confiance dans la mainmise publique. Parmi les couches les plus instruites de la population un rôle important a été joué par l’exemple des très rares universités privées, dont la qualité moyenne des licenciés est très supérieure à celle des universités publiques. Martino ne passe pas pour un fervent catholique. De son point de vue, comme de celui des libéraux qui soutiennent le bon scolaire, le but n’est pas de parvenir à une situation de duopole entre école publique et école catholique, mais d’élargir la liberté de choix des familles. En effet, l’introduction du bon scolaire pourrait permettre la naissance de nombreuses écoles privées laïques, ce qui serait une nouveauté pour l’Italie. Au contraire, il y a peu de doutes que le duopole, c’est justement ce que cherche à obtenir l’Eglise. C’est bien là la raison pour laquelle les hiérarchies ecclésiastiques sont tout à fait tièdes envers le bon scolaire, et réclament tout simplement que l’Etat finance directement les écoles catholiques existantes. A présent, un tel financement serait impossible dans le cadre de la norme constitutionnelle que j’ai rappelée, tandis que l’introduction du bon scolaire pourrait à la rigueur être déclarée par la cour constitutionnelle comme acceptable, car les dépenses additionnelles pourraient être compensées par des réductions du budget de l’instruction publique. En prévision d’une révision générale de la constitution, l’article en question pourrait être facilement supprimé. Le problème est de savoir si le gouvernement actuel sera disposé à s’engager dans un projet qui va contre des intérêts constitués énormes, en tout premier lieu ceux des enseignants. La proposition que personnellement j’ai formulée est que l’on présente un plan d’introduction du bon scolaire qui soit graduel mais qui soit en même temps fondé sur des étapes préfixées suffisamment rigides. Le changement normal des générations d’enseignants pourrait faire qu’au bout de trente ans environ le système compétitif soit achevé, sans devoir recourir à des licenciements massifs, qui seraient tout à fait impossibles dans la réalité. Naturellement, il ne faut pas se cacher qu’il y a un préjugé énorme en faveur du statu quo, et que la probabilité que rien ne va changer dans notre système éducatif est grande. Mais on aura au moins eu le mérite de présenter au peuple italien une alternative à la destruction de notre système éducatif, qui est désormais irréversible avec les instruments traditionnels de la mainmise de la puissance publique. Angelo Maria Petroni Tweet |