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Lettre N° 38 - DU RIZ ET DES TCHADORS
Dans la vie du système éducatif, il n’y aurait rien à signaler hormis la décrépitude qui s’accélère, la mise en place feutrée des plus inquiétants projets de M. Jospin (sur la formation des maîtres, la réforme de l’enseignement supérieur), sans deux événements qui ont retenu l’attention des médias. Il s’agit de l’opération "les enfants de France pour la Somalie" et de l’arrêt du Conseil d’Etat relatif au port du "foulard islamique" (plus communément dénommé "tchador") dans les établissements publics d’enseignement laïque. Ces deux événements ne concernent que marginalement le contenu de l’enseignement, ses méthodes et son organisation générale. C’est l’indice que, dans notre société, l’école compte surtout par ce qui ne concerne pas les missions propres qui lui étaient traditionnellement dévolues. Pour les profanes dont je suis, l’opération "riz" a brutalement commencé son existence médiatique peu avant le jour "J" fixé au 20 octobre, Un document, en date du 12 octobre, du Ministère de la Santé et de l’Action humanitaire exposait en huit pages son contenu : "Il est important de donner une nouvelle dimension à l’aide pour la Somalie en y associant chaque famille française et plus étroitement encore chaque enfant". Avec "le soutien du Ministère de l’Education, la Poste, la S.N.C.F. et France 2" le Ministère de la Santé avait décidé, au cours d’une "journée nationale" baptisée "les enfants de France pour la Somalie" de sensibiliser "chaque enfant, écolier et lycéen, au drame qui touche la Somalie... Chaque enfant sera invité à apporter dans son école un paquet de riz". Cette "mobilisation" (sic) doit permettre de récolter 6000 tonnes de riz, qui seront acheminées à Mogadiscio. On nous annonçait que "ce moment de solidarité permettra de nourrir 1 million d’enfants somalis pendant un mois". Dans un style tout militaire, notre Napoléon de la bienfaisance écrivait : "le 20 octobre, chaque enfant apportera son paquet de riz à l’école. Il le videra lui-même dans un sac de 20 Kg... Les sacs seront rassemblés par le personnel de l’école...(qui chargera les camions avec les enfants)". La marchandise sera "chargée à bord du navire en partance pour Mogadiscio" qui "arrive vers le 20 novembre. La distribution du riz sera assurée sur place par l’UNICEF". Pendant une semaine, pratiquement toutes les chaînes de télévision n’ont parlé que du déroulement de l’opération, ou lui ont consacré la majeure partie des bulletins d’information, pour la plus grande gloire de M. Kouchner. Le riz était mis en sacs, chargé, transporté à Marseille. A grand renfort d’images, toute la France pouvait le suivre à la trace. Quelques voix élevaient de timides protestations, remarquaient qu’au moment où notre agriculture est en ruines, on aurait pu penser à l’envoi de produits d’origine française et non de riz importé. Elles étaient rabrouées, sommées de se taire. Toute espèce de doute sur le bien-fondé de l’opération, son organisation, était tenue pour sacrilège. Il fallait donner à la quête, applaudir, admirer sous peine d’être ridicule, odieux, ignoble. Toute cette opération médiatique a occupé sinon l’esprit, du moins les yeux et les oreilles des Français. Je ne serai pas démenti si j’affirme que, dans sa conception, l’opération relève de l’enfantillage. Demander à chaque écolier d’apporter son paquet de riz, de le vider dans le sac de 20 Kg, qui sera collecté, convoyé, c’est absurde du point de vue de la gestion. Pourquoi ne pas aller au bout de la démarche, et pour mieux sensibiliser les enfants, exiger que les sacs de riz soient vidés sur le sol de la classe et son contenu ramassé grain par grain ! Laissons de côté le problème de mélange des riz - les Somaliens affamés seront moins difficiles que des Français repus -, néanmoins le fait qu’on ait dû faire appel à la troupe pour reconditionner les sacs de riz mal collectés fut la première bavure. Tout ceci était touchant, mais les images naïves dissimulaient mal la gestion catastrophique. Conditionnement et transport n’étaient pas gratuits : même s’ils étaient offerts ou assurés par des bénévoles, économiquement ils ont un coût. Tout cet effort dispersé, mieux utilisé, aurait pu accroître le volume de l’aide. Mais l’essentiel était de sensibiliser les petits Français et d’offrir de belles images qui tournaient à la plus grande gloire du fameux ministre, cela se ferait-il sur le dos des populations aidées. Par les méthodes utilisées pour l’exploiter, l’opération relève des procédés totalitaires. Il fut un temps où il n’était pas question de mettre en cause ni le but, ni le choix effectué, ni les méthodes appliquées. Toute réserve était tenue pour un indice d’inhumanité. M. Lang - dont il faut reconnaître qu’il fut discret en cette occurrence - avait approuvé (par circulaire du 9 octobre) et en quelque sorte mis l’éducation nationale à la disposition de l’aide humanitaire, les médias amplifiaient le tumulte. Dans ces conditions aucune opinion divergeant de la pensée officielle ne pouvait s’exprimer et être communiquée au grand public. Dans un très remarquable article de Présent (en date du 21 octobre) M. Le Gallou était en droit de dénoncer "le totalitarisme humanitaire où les enfants sont pris en otage". Qui tient à la fois les médias et l’éducation nationale gouverne les esprits de façon absolue. Il avait suffi qu’un ensemble de facteurs suscite un consensus peut-être d’ailleurs temporaire, parmi les principaux journalistes pour que s’évanouisse toute possibilité de débat. Qu’on n’aille pas me dire que la noblesse de la fin visée (humanitaire) justifie les moyens. Il n’est aucun tyran qui n’ait habillé ses pires turpitudes de mots très nobles. Staline jouant au bon grand-père dans sa roseraie (dans la chute de Berlin) s’était créé une image de cœur sensible. Qu’en l’occurrence présente, les raisons invoquées ne cachent pas des desseins aussi noirs, cela va sans dire ! Mais il est des procédés qu’il vaut mieux proscrire, compte tenu de l’usage qui en a été fait. Ainsi l’appel à l’émotion des masses, à la sensibilité irréfléchie des enfants qui n’ont pas les moyens intellectuels de comprendre les problèmes auxquels on les affronte. Le choix du pays à aider en priorité était imposé de façon autoritaire par une autorité gouvernementale, sans débat préalable, sans justification rétrospective. Pourquoi pas la Bosnie européenne, plus près de nous ? M. Boutros Ghali (qui n’est qu’un fonctionnaire chargé d’exécuter et non de décider) avait dit qu’il souhaitait voir l’Afrique privilégiée, mais alors pourquoi pas le Libéria où les chefs d’Etat destitués sont suppliciés en public, ou le Zaïre dont la situation est consternante ? Et que sont devenus ces Ethiopiens dont on nous parlait tant ? Pourquoi abandonner à leur sort ces chrétiens du sud du Soudan, livrés à la famine et sur lesquels on ne diffuse des reportages que de façon quasi clandestine ? Pourquoi cette Somalie où la France n’a jamais exercé la moindre responsabilité, pays qui fut longtemps (jusque vers 1960) partiellement sous mandat international ! Nulle autre raison si ce n’est qu’on a plus d’images de ce pays et que la misère n’y est vraisemblablement pas plus profonde qu’ailleurs, mais beaucoup plus voyante. Il s’agissait de trouver les meilleures conditions d’un grand "charity-business-show". M. Kouchner chargeant lui-même, le 6 décembre, à Mogadiscio, un sac de riz des écoliers est à ranger dans la catégorie des clips ! Il y a quelque chose d’inquiétant dans ce pouvoir des images. Elles se sont substituées à l’argumentation. Enfin nous devons bien dire qu’il y avait quelque chose de mensonger dans toute cette propagande. C’était au moins un mensonge par omission que de ne pas dire que la famine somalienne a des causes essentiellement politiques. Elle est la conséquence de l’anarchie qui a suivi l’effondrement d’un Etat (qui fut non sans sympathie pour le bloc de l’Est). A cette situation, dont la France n’est ni responsable, ni coupable, il est peu vraisemblable qu’il y ait des remèdes exclusivement humanitaires. L’envoi de forces armées, sous le commandement des U.S.A., semble montrer que l’illusion s’est dissipée. Il est vrai qu’elle se fait en vertu d’un principe très flou "d’ingérence humanitaire", d’application incertaine et qui risque un jour d’être générateur de conflits sanglants. Mais le fait est qu’aujourd’hui on a dû constater que l’humanitaire ne pouvait pas tout. Le riz des écoliers français, à peine débarqué, qu’on ne pouvait distribuer, appelait naturellement l’arrivée d’hommes en armes. Je ne dis pas que ces récentes décisions sont à condamner. Mais ce qui l’est, c’est qu’on ait malhonnêtement dissimulé l’aboutissement prévisible des opérations d’aide alimentaire. M. Kouchner a cru bon de rencontrer (en personne, si j’ai bien compris) un "seigneur de la guerre", c’est-à-dire l’un de ces pillards qui louent à prix d’or des escortes armées et vivent aux crochets des écoliers français, ou des esprits pieux d’ailleurs. Cette façon de favoriser l’achèvement de l’opération du 20 octobre suscite le malaise. Mais bien plus encore la présence sur les lieux pour "couvrir" l’arrivée des forces américaines d’une autre armée de journalistes, avec le caractère tapageur de leur installation, le luxe de leurs moyens, est proprement écœurante. Sans respect pour la dignité de l’homme, la misère est réduite en spectacle. C’est bien pourquoi, dès l’origine, il ne fallait pas jouer sur des images porteuses d’émotions, sans réflexion, participer à un processus qui débouche sur des méthodes qui relèvent plus du conditionnement que de l’éducation. Au moment où l’école publique est transformée en une espèce d’ouvroir de la nouvelle religion humanitaire, elle renonce à ce qui était tenu pour une de ses fonctions propres : préparer ses élèves à être intégrés au corps des citoyens. Comme dans le cas précédent, ni les enseignants, ni les organisations qui les représentent ne sont en cause dans cette nouvelle affaire. Il s’agit d’un arrêt du Conseil d’Etat, siégeant en section du contentieux, qui annule l’article 13 du règlement intérieur du collège Jean Jaurès de Montfermeil interdisant le port du foulard islamique, et la décision du conseil d’administration, approuvée par le Recteur de l’Académie de Créteil, qui excluait trois élèves en application de cet article. Cette décision du 14 octobre 1992, venait en appel d’un précédent jugement du tribunal administratif qui avait conclu en sens contraire. Apparemment, elle contredit l’avis donné en assemblée générale à la demande de M. Jospin le 27 novembre 1989. A trois ans d’écart les conclusions sont pour le moins différentes. Rappelons brièvement l’affaire. A l’automne 1989, l’exclusion d’élèves du collège de Creil, parce qu’elles refusaient de renoncer au foulard islamique, avait suscité de tels remous dans l’opinion et divisait la gauche elle-même, que M. Jospin courageux, mais pas téméraire avait tenté de laisser au Conseil d’Etat le soin de trancher. D’où cette demande d’avis. L’auguste assemblée avait formulé un avis si mesuré qu’elle renvoyait au ministre la responsabilité de la décision. Dans les considérants, indépendamment des textes les plus généraux - y compris la déclaration des droits de l’homme et du citoyen -, l’Article 10 de la loi d’orientation sur l’éducation du 10 juillet 1989, votée selon le vœu de M. Jospin, jouait un rôle majeur. Ce texte prescrit que "dans les collèges et les lycées, les élèves disposent, dans le respect du pluralisme et du principe de neutralité, de la liberté d’information et de la liberté d’expression. L’exercice de ces libertés ne peut porter atteinte aux activités d’enseignement". Le Conseil d’Etat concluait que "le port par les élèves de signes par lesquels ils entendent manifester leur appartenance à une religion n’est pas par lui-même incompatible avec la laïcité dans la mesure où il constitue la manifestation de la liberté d’expression... Mais que cette liberté ne saurait permettre aux élèves d’arborer des signes d’appartenance religieuse qui, par leur nature, par les conditions dans lesquelles ils sont portés... Ou par leur caractère ostentatoire ou revendicatif, constitueraient un acte de pression, de provocation, de prosélytisme ou de propagande...". Et il était ajouté que "le port des insignes d’appartenance religieuse peut, en cas de besoin, faire l’objet d’une réglementation pour appliquer ces principes". Le 12 décembre 1989, M. Jospin publiait une circulaire surtout remarquable par le désir du Ministre de renvoyer la responsabilité aux autorités détentrices du pouvoir disciplinaire "chargées d’apprécier si le port d’un insigne religieux" constitue dans telle circonstance "une faute". Or, c’est ici qu’intervient le récent arrêt. Constatant que le règlement du collège Jean Jaurès de Montfermeil dispose que "le port de tout signe distinctif, vestimentaire ou autre, d’ordre religieux, politique ou philosophique est strictement interdit", le Conseil d’Etat affirme que "ledit article constitue une interdiction générale et absolue en méconnaissance des principes ci-dessus rappelés" (principes qui se réduisent à l’article 10 de la loi Jospin avec les commentaires apportés dans l’avis de 89). Argument qui n’est pas sans valeur. Mais quand il est affirmé qu’il n’est "ni établi, ni allégué", dans la décision d’exclusion que le port du foulard ait "le caractère d’un acte de pression, de provocation, de prosélytisme ou de propagande..." il est très manifeste qu’on veut donner de l’avis de 1989 une interprétation si restrictive qu’elle autorise n’importe quoi, au point qu’elle semble démentir cet avis. On n’empêchera pas le grand public de tirer une leçon rudimentaire de ces péripéties judiciaires. Le Conseil d’Etat semble autoriser aujourd’hui ce qu’il interdisait hier. On conclura qu’au terme d’une longue bataille (car l’exclusion remonte à 1990) le foulard islamique est autorisé. Les chefs d’établissement soucieux de prendre leur responsabilité, d’affirmer leur autorité, seront découragés. L’affaire est partie de Montfermeil, cité symbolique, du collège Jean Jaurès (au nom symbolique !), à tort ou à raison on lira dans toute cette affaire un acte qui vise à dépouiller l’école de sa fonction d’intégration. Je sais qu’elle remplissait très mal cette fonction. Je ne crois pas que cela soit suffisant pour justifier qu’on l’en prive totalement. A cette situation, il n’est qu’un remède : modifier les textes législatifs qui donnent tant de "droits" aux élèves qu’il devient juridiquement périlleux d’interdire par réglementation quoi que ce soit. En d’autres termes, abroger la loi Jospin du 10 juillet 1989, ou, du moins, très rapidement réécrire son article 10. Voilà une tâche urgente pour la prochaine assemblée. C’est à nous de demander sur ce point des engagements précis aux candidats, de même que nous leur demanderons d’autoriser les collectivités locales à aider au financement des investissements immobiliers de l’enseignement privé, dans des conditions autres que celles prescrites par la loi Falloux. Maurice Boudot, le 6 décembre 1992 P.S. Les événements qui se déroulent depuis le débarquement militaire prouvent, si besoin était, qu’on avait raison d’inciter à la prudence dans l’utilisation de la générosité des enfants.
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