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Lettre N° 35 - LA DERNIÈRE CLASSE
J’aurais pu aussi bien intituler cette analyse "Enseignement : année zéro", mais le titre avait été récemment employé ; de même on avait déjà parlé de "fin des études", de "mort" du système éducatif. D’ailleurs l’expression retenue importe peu au regard du sentiment commun qu’on veut exprimer à travers une multitude d’analyses convergentes, à savoir qu’on assiste à l’agonie d’une institution. Les cris d’alarme furent si fréquents qu’on a pris l’habitude de les attribuer au pessimisme ou aux mauvaises intentions de ceux qui les lançaient, sans leur attacher plus d’importance. Toutefois, depuis quelques mois, une impression nouvelle se dégage des informations qui nous parviennent, des descriptions qui sont faites : le "système éducatif" aurait atteint un point de non-retour ; on ne saurait concevoir d’améliorations, si ce n’est ces prolongations d’existence qui résultent de soins palliatifs. Il est à craindre d’ailleurs qu’il s’effondre prochainement et brutalement. Je parle bien sûr d’abord de l’enseignement public, mais il est manifeste qu’il entraînera dans sa chute toute cette partie de l’enseignement privé qui lui est statutairement et organiquement liée. LE DÉSARROI La noirceur du diagnostic qu’appelle la situation est si généralement admise qu’un chanteur connu dépeint dans une de ses créations très récentes ces bacs G qui n’offrent aucun débouché, ces filières qui sont des impasses et parle de "lycées-poubelles". Que de façon cocasse, le Ministre s’indigne, fasse comme s’il s’agissait d’abord de l’état des bâtiments scolaires, ou éprouve le besoin de se justifier - comme s’il était particulièrement et personnellement visé - prouve surtout que le chanteur a visé juste : il exprimait un sentiment extrêmement répandu. Savoir s’il était opportun de donner une telle expression à ce sentiment est une question dont nous n’avons aucunement à nous soucier ici. Ce pessimisme extrême, cette impression que les choses ne peuvent se prolonger ainsi, sans qu’on sache trop quel remède apporter, transparaissent au travers d’un sondage de C.S.P. Communication publié par Le Monde, le 6 février 1992. Si le sondage concerne d’abord les opinions politiques des enseignants - dont nous apprenons qu’"ils s’éloignent de la gauche" -, on voit qu’une importante proportion (plus des 3/4) a été déçue par la gauche, qu’ils n’attendent rien ni de la gauche (50 %), ni de la droite (68 %), que la gauche conserverait d’extrême justesse la majorité absolue au 2e tour des présidentielles, mais que si 34 % voteraient pour Rocard au 1er tour, il n’en est que 4 % qui pensent que le parti socialiste progresserait d’ici l’an 2000. Étrange attitude d’une population qui ne croit pas à l’avenir des forces politiques qui ont néanmoins ses préférences... C’est en fait le signe d’un profond découragement qui tient à ce qu’ils n’ont guère confiance en leur mission éducative ou dans les conditions d’exercice de leur métier. Plus de 90 % estiment que l’Éducation Nationale a besoin de changement, mais ils ne sont guère enthousiastes en ce qui concerne les dernières réformes mises en œuvre. Et surtout 78 % d’entre eux ne croient pas que soit réalisable l’un des objectifs majeurs qu’on leur assigne (conduire 80 % des jeunes au niveau du baccalauréat) : en 7 ans, il y en a 14 % de plus à se ranger à cette opinion négative ! Il n’y a pas lieu de s’étonner de la poussée du pessimisme lorsqu’on sait combien se sont dégradées les conditions d’exercice de la fonction enseignante. Mais si on note que les enseignants sont prêts à décharger leur responsabilité dans la situation actuelle (et peut-être non sans raison), que par exemple moins d’un sur cinq estime que la résistance aux changements (qu’ils jugent nécessaires) vient principalement du corps professoral, c’est qu’ils savent d’expérience que l’école est d’abord malade des maux généraux qui affectent l’ensemble de la société, ensuite des traitements extravagants qu’on lui impose depuis des années. Ils ne sont peut-être pas encore prêts à reconnaître pleinement de façon majoritaire que c’est l’utopie égalitaire, l’application du plan Langevin-Wallon, qui ont ruiné intérieurement le système éducatif, mais ceci ne saurait tarder. LE PREMIER MORT Depuis quelques mois, les journaux sont submergés d’articles, d’interviews, de témoignages qui décrivent la violence, l’insécurité, le laxisme qui rendent pratiquement impossible, inutile et absurde la fonction enseignante, dès le niveau du collège, et insupportable la condition des élèves qui ne sont pas disposés à se ranger dans le camp des voyous. Pour prendre quelques exemples empruntés au Figaro, qui n’a pas la même "sensibilité politique" que M. Jospin, mais qui n’a rien du brûlot extrémiste, un jour (le 18 janvier), c’est un Proviseur d’un lycée technique, qui nous dit que "les bagarres sanglantes entre lycéens" ou les "voitures incendiées" drogue et racket sont le problème uniforme des lycées français, que ne serait pas seulement affecté l’enseignement public, que tags et dégradations matérielles sont le moindre des fléaux répandus. Et qui précise ses accusations : les causes résident dans le laxisme induit par le slogan de 68. -"Il est interdit d’interdire"- le refus de sévir, les utopies pédagogiques. Un autre jour (le 17 février), c’est un professeur (agrégée) d’un collège de Mantes, qui signe son texte courageusement, puisqu’elle risque des représailles, et qui décrit les insultes qu’on doit subir, l’atmosphère intolérable aux antipodes de la "sérénité", les actes de vandalisme, qui rendent la vie quotidienne insupportable, les réactions de collègues désemparés qui se heurtent à l’indifférence ou à l’hostilité des pouvoirs publics. Depuis un mois, ni le préfet concerné, ni le recteur, n’ont cru opportun de faire appel à leur droit de réponse pour démentir cette description... Continuons : le 30 janvier sous le titre Lycées : les classes tous risques, nous apprenons que "les vols, rackets, agressions, insultes sont le quotidien des professeurs et des élèves, notamment dans les établissements des banlieues chaudes. "Mais soyons sans illusion : le problème est sans doute beaucoup plus grave dans ces banlieues sauvages, mais il ne s’y limite pas et ne saurait être réduit exclusivement à l’échec de l’école dans sa mission d’intégration des jeunes issus de populations allogènes, mission qu’elle remplissait si bien autrefois. Dans des villes paisibles, des établissements qui fonctionnent dans des conditions apparemment favorables rencontrent quelquefois des difficultés de même nature. (Présent signalait des cas de racket dans un collège du 7e arrondissement !). Nul n’est à l’abri d’agressions extérieures ou de ce pourrissement général qui naît de facteurs comme la drogue. Bien entendu, beaucoup d’établissements fonctionnent presque miraculeusement de façon très satisfaisante, mais qui peut dire quelle est la proportion de ceux qui sont plus ou moins affectés par les maux qui nous décrivons ? Or, le mal, même s’il est limité à l’heure actuelle ne peut que s’étendre : d’abord parce qu’il réside dans la violence exercée par certains jeunes sur d’autres jeunes. Or, il n’y a aucune raison pour que ceux qui exercent la violence limitent le champ de leurs activités. Comme ils n’acquièrent aucune formation scolaire dans ces conditions et qu’ils ont pris l’habitude de tout obtenir par la force dans le cadre des écoles, il n’y a pas de raison pour qu’ils n’exigent pas demain des cursus et des diplômes taillés sur mesure. On a dès aujourd’hui les redoublements qui peuvent être refusés même dans les cas où ils sont les plus nécessaires, on aura bientôt (on a déjà) le baccalauréat ou la licence obtenus en menaçant le jury. Et, comme tout le monde voudra profiter de l’aubaine, on imagine la suite. De ces maux, les enseignants ne sont que très partiellement responsables ; ils ne diffusent pas la drogue, ne commettent pas des actes de vandalisme... On peut tout au plus les accuser d’une certaine mollesse dans leurs réactions. Mais ont-ils été soutenus par l’opinion publique, par les média, par l’autorité ? Ont-ils reçu des familles tout l’appui qu’ils étaient en droit d’attendre ? Tout le monde sait qu’il faut répondre négativement. A travers cette crise de l’école, c’est celle de l’ensemble de la société et notamment la décomposition de la famille qui se reflètent. C’est dire que la solution ne peut être entièrement trouvée dans le monde scolaire. Elle passerait d’abord par une prise de conscience collective et par l’exercice par l’Etat de sa fonction régalienne, faire régner l’ordre et assurer la sécurité de chacun. On en est loin. Dans une intéressante émission télévisée sur le racket, on voyait un certain nombre de lycéens prendre leur parti du fait que des vêtements trop voyants excitent les convoitises. Comment faire pour ne pas attirer l’attention, tel semblait être leur problème majeur. Dans un registre beaucoup plus émouvant, on a entendu un jeune garçon qui avait essayé de se suicider pour échapper aux racketteurs qui le contraignaient à voler, nous expliquer en termes profonds et sobres que dans la situation de la victime, le plus terrible est l’humiliation qu’on subit parce qu’on accepte ce qu’on condamne. Qu’il apprenne aujourd’hui les sports de combat, pour se donner plus d’assurance, c’est une décision qui prouve qu’à travers les épreuves il a su se forger une rare force de caractère. Mais qu’en définitive toute notre société n’ait à offrir comme alternative à la jeunesse que d’apprendre à se battre (fût-ce physiquement) ou de subir l’humiliation, est le pire des échecs. C’est à l’école d’abord qu’on accepte aujourd’hui que règne la loi de la jungle. J’ai pourtant bien l’impression que dans l’assentiment général on s’oriente dans cette direction. J’entendais très récemment un homme politique assez important (et fort modéré), expliquer dans le cadre de la campagne des élections régionales qu’il fallait s’en remettre pour les problèmes de sécurité aux conseils qui réunissent dans les lycées parents, élèves et professeurs. Entendons-nous : s’il faut entendre leurs avis, écouter leurs vœux, personne n’y trouvera à redire ; mais s’il s’agit de s’en remettre à eux pour l’exécution des décisions, c’est une tout autre affaire. Aucun d’eux n’a vocation, ni compétence, pour blinder des portes, mener une enquête de police ou exercer les fonctions d’un C.R.S. ! Or j’ai bien peur qu’un glissement s’opère subrepticement de l’un à l’autre. Faut-il rappeler que nous n’entrons en société et n’abdiquons une partie de notre liberté individuelle qu’en échange de la sécurité que nous garantit l’Etat ? L’homme politique cité ne faisait que manifester une mentalité très répandue. Il y a comme une acceptation passive de l’inéluctable qui fait qu’en matière de violence scolaire, plus rien ne fait scandale. Il y a encore quelques années, j’imaginais que si un professeur était tué du fait qu’il avait exercé ses fonctions, l’opinion en serait profondément bouleversée et que les milieux professionnels réagiraient avec force. Au début de l’année, le premier mort est tombé, assassiné par un élève, sans que ce soit l’acte d’un dément ni le résultat d’un conflit strictement personnel, simplement parce qu’il voulait exercer ses fonctions. Je veux bien croire que cet événement se soit déroulé dans un établissement chargé d’accueillir des élèves "en difficulté", ce qui le rend plus explicable ; je note aussi qu’on a donné un certain écho à l’information. Mais force est de reconnaître qu’elle n’a pas beaucoup marqué la conscience collective. Preuve qu’on s’habitue à tout. LE DÉLUGE DES RÉFORMES Il est clair que cette situation dans laquelle le métier d’enseignant perd toute signification ne résulte pas principalement de facteurs endogènes. Les services de l’Éducation Nationale ne peuvent à eux seuls résoudre tous les problèmes évoqués : le concours des Ministères de l’Intérieur et de la Justice seraient aussi indispensables dans certains cas ! Mais je crois que toutes les mesures institutionnelles qu’on peut concevoir ne toucheront pas au fond du problème qui est dans la dissolution de la cellule familiale, et dans la crainte qu’éprouvent trop de parents lorsqu’ils doivent faire acte d’autorité. Nous sommes en présence aujourd’hui des enfants des soixante-huitards qui ont toujours douté du bien fondé de l’autorité. Il n’y a pas d’homme politique qui puisse y porter remède, pas plus qu’il ne peut modifier rapidement de façon significative le taux de divorce. Mais si les causes profondes échappent à l’action du politique cela ne signifie pas que son action soit nulle. Il peut amplifier considérablement le mal ou l’atténuer notablement, selon le mode d’organisation de l’institution scolaire. C’est la volonté de prolonger la scolarité, d’enfermer dans un même enseignement des élèves aussi divers par leurs capacités que par leurs ambitions, de rejeter la sélection et la sanction sous toutes leurs formes qui a conduit à la situation que l’on connaît. Or le Ministère ne reste pas inactif. Tout au contraire : il nous accable de réformes qui affectent quasi simultanément, dans la précipitation et le désordre, presque tous les niveaux de l’enseignement : le Conseil National des Programmes fait de nouvelles propositions pour les collèges (où il faut apprendre à enseigner à des groupes hétérogènes, qui comprendront des élèves qui ne savent pas lire), "pratiquer une pédagogie différenciée où s’effectuent les brassages, l’apprentissage des différences... Les enseignants doivent s’interroger sur les attitudes qu’ils promeuvent à travers leurs pratiques quotidiennes... se demander si elles sont en conformité avec le projet de société auquel renvoient les finalités du système éducatif", c’est-à-dire avant tout "lutter contre toutes les formes de discrimination, se donner pour ambition de scolariser ensemble des jeunes qui ont tous droit aux mêmes connaissances" (savoir si les élèves ont tous les aptitudes nécessaires pour acquérir ces connaissances est une question qu’on ne pose jamais). Mais surtout on décide d’une rénovation de la classe de seconde des lycées qui fait un certain bruit. Le principe général est que pour obtenir une diminution de l’horaire total il faut sacrifier l’un des enseignements offerts en option, et c’est ainsi que la biologie-géologie dont le Ministre promettait qu’elle sera enseignée à tous les élèves de seconde (le 25 juin) est réduite (télex du 12 décembre) à n’être qu’une option parmi d’autres. On comprend l’extrême irritation des spécialistes. Ajoutons qu’il est interdit de choisir plus de deux options (plus d’élèves doués ou consciencieux) : les langues anciennes sont mises en concurrence avec la langue moderne abordée à la fin du collège, l’initiation à l’économie ou à l’informatique. Cette mort programmée de l’enseignement des langues anciennes ne pouvait que soulever l’indignation des spécialistes et l’Association créée par Mme de Romilly - Sauvegarde des langues anciennes - prend à juste titre un essor remarquable. Mais le pire est vraisemblablement atteint par les réformes qui concernent l’enseignement supérieur. C’est l’organisation de l’enseignement dans les deux premiers cycles qui est en cause, c’est-à-dire l’essentiel, mais je parlerai essentiellement de la réforme des deux premières années, constitutives du D.E.U.G., considérées dans l’une de ses versions récentes (la mieux connue), car elle est très caractéristique. Le thème fondamental est qu’il faut proscrire une spécialisation tenue pour "prématurée", à ce niveau comme à tous les autres. Il ne s’agira donc que d’un cycle "d’orientation et de prédétermination". En conséquence, une année sur deux est consacrée à une formation uniforme pour tous les étudiants d’un groupe de discipline, par exemple les sciences humaines. On veille à ce que la première année composée de six "modules" intitulés entre autres "Histoire des idées et épistémologie... Introductions aux grandes disciplines des sciences humaines", etc. ne puisse comporter aucune spécialisation occulte : si un "module" est défini par les universités, il doit être commun à tous les étudiants. D’ailleurs l’intention du ministère est d’imposer des programmes détaillés, avec volume horaire déterminé, ce qui est contraire à toute autonomie pédagogique. Surtout, une année pendant laquelle l’obligation est faite aux universités de ne rien apprendre ! Les directeurs des cinq U.F.R. ou départements de Philosophie de la région parisienne ont vigoureusement condamné dans un texte commun ce projet "indigent, disparate, parfois incohérent... qui passe de l’interdisciplinarité à la non-disciplinarité", avec "le rituel saupoudrage, totalement artificiel, de bribes de disciplines dont l’intitulé n’est même pas toujours compréhensible" et qui "aggravera la désorientation des étudiants, condamnera ceux qui ont choisi de suivre un cursus bien défini à une perte de temps", puisqu’on leur demande de commencer pendant un an l’apprentissage de la philosophie par celui des "méthodes en sciences humaines", ou d’autres sujets aussi mal déterminés. Ils peuvent flétrir le texte de présentation "consternant" qui accompagne le projet qui aurait pour objectif "d’améliorer la lisibilité des cursus" ; citant quelques passages, ils demandent s’ils sont invités à enseigner à leurs étudiants l’emploi d’expressions comme "les contenus disciplinaires... incontournables dans leur noyau dur, introduire davantage de fluidité à travers le dispositif bien articulé de passerelles", et concluent judicieusement qu’"un tel langage ne prêterait qu’à sourire s’il n’était le symptôme d’un mélange de lieux communs technocratiques et d’incertitude conceptuelle". Bref, leur jugement est sans équivoque : les étudiants décidés à faire de la philosophie ne viendront pas s’inscrire à l’université où leur serait offert, au mieux, un module sur douze d’histoire de la philosophie. Ils dénoncent la diminution massive (sans nécessité) du nombre d’heures d’enseignement, la "démagogie" qui régit les dispositions en matière d’examen... Le jugement des associations de professeurs d’histoire est dans le même registre : ils ont "pris connaissance avec consternation du projet d’arrêté et en demandent le report". Eux aussi dénoncent la disparition des disciplines qui sont sacrifiées au premier niveau à de vagues enseignements d’épistémologie et de méthodologie, l’appel à des "tuteurs" qui préparent leur maîtrise pour encadrer les groupes d’étudiants, la réduction des horaires, etc. Je crois qu’il est inutile de poursuivre : les réformes des lycées et des premiers cycles universitaires ont fait contre elle une rare unanimité. LA RÉFORME OU LA MORT On nous objectera que ces critiques sont le fait de spécialistes, peut être bien intentionnés, mais qui n’ont qu’une vision parcellaire, et négligent que l’accumulation de leurs exigences crée un fardeau insupportable pour les élèves, d’autant plus que le public a changé, etc... Ce discours de contre-attaque commence à sévir dans les colonnes des journaux et sur les plateaux de télévision. Soyons clairs : qu’il puisse y avoir un attachement maniaque de chacun à sa propre discipline, au point qu’il ressent comme un déchirement toute réduction de son importance, c’est manifeste. Mais est-il vraiment question de réduire "les programmes démentiels", de porter remède à la "surcharge horaire" en organisant des cursus cohérents dont la finalité est claire ? Aucunement ; lorsqu’on introduit des intitulés du type "Introduction à...", ou "Méthodologie de...", on étend le champ à couvrir et, en fait, on multiplie les disciplines qui passent inaperçues parce que leurs contours sont flous et qu’elles ne sont même pas nommées. Ajoutons qu’on impose aux meilleurs des limitations injustifiées (le nombre d’options en seconde qui ne peut dépasser deux) ou une perte de temps (la première année indéterminée dans les universités). Obtenir de chaque corps de spécialistes quelques sacrifices pour rationaliser l’organisation de l’ensemble, est-ce le but ? Pas du tout. Car un problème n’est jamais posé par ceux qui défendent la réforme. Celui de la diversité des aptitudes et de la sélection qu’elle exige. On admet bien que les élèves soient divers, mais parce qu’on a diabolisé l’idée d’une "hiérarchisation" entre eux, on veut que tous soient capables de bénéficier d’un enseignement commun, qu’on ne différencie qu’à la marge et qui garantit à chacun, quoi qu’il ait fait, le même niveau de qualification, c’est-à-dire les mêmes chances d’emploi, le droit à des salaires égaux. C’est l’utopie égalitaire dans toute sa splendeur : le baccalauréat pour tous (ou presque tous), en luttant de façon permanente contre les filières-dépotoirs, qui se reconstituent insidieusement d’elles-mêmes ; le baccalauréat pour tous et bientôt la licence pour tous, en attendant le doctorat. En veut-on une preuve ? Les projets de M. Jospin ont suscité chez les lycéens et les étudiants une inquiétude qui s’est traduite par un certain nombre de manifestations que les syndicats de gauche ont su jusqu’à maintenant endiguer et orienter : si certains étudiants protestaient contre la suppression de leurs propres filières (spécialisées, sélectives, récemment installées et offrant des débouchés !), si d’autres - en partie à juste titre - gémissaient sur le manque de moyens (rengaine inévitable chez ceux qui sont liés aux organisations communistes), la majorité concentrait ses tirs sur les risques de sélection. Que la menace ait relevé du fantasme n’avait aucune importance. Le Ministère change alors un peu la présentation de son projet, gomme quelques virgules, aplanit quelques aspérités et diffuse auprès des universitaires deux documents de présentation de la nouvelle version, l’un intitulé "la lettre", l’autre "l’esprit". Ce dernier se présente sous la forme d’une feuille dont le verso a l’aspect d’un tract intitulé "Aucune mesure de sélection mais des droits inchangés, des droits consolidés, des droits nouveaux pour les étudiants". Suit l’énoncé de treize droits : "droit de s’inscrire sans restriction à l’université avec le baccalauréat - à une période d’orientation avant spécialisation [En fait, cette période n’est pas un droit, mais obligatoire], "à choisir une spécialisation en cours de premier cycle" [Entendez au bout d’un an], "d’accès aux notes données par le jury [c’est déjà le cas] et à un entretien avec le jury [Est-ce à dire que le jury devra se justifier ?], à compensation des notes, à capitalisation des modules acquis...". N’est-ce pas expliquer en termes feutrés, mais clairs, que le nouveau D.E.U.G. sera acquis pour tous ? J’ai rarement lu un tract plus démagogique. Et si le sort du baccalauréat n’est pas encore pleinement réglé, il est clair qu’avec le système des modules, le jeu du contrôle continu, on s’oriente dans la même direction. Par leurs actions, depuis des années les gouvernements ont créé les conditions qui rendaient inévitable l’adoption de mesures de ce type. Ils ont scolarisé dans le collège unique, type Haby, toute une génération, effaçant progressivement toutes traces de différenciation entre les filières. Au moment même où les adolescents ne trouvaient pas d’emploi à la sortie des collèges, ils ont fait miroiter le baccalauréat pour 80 %. En conséquence, il faut maintenant dégrader l’enseignement des lycées, pour qu’il soit accessible à un public qui lui est inadapté. Mais le nombre de bacheliers s’accroît chaque année. Comme beaucoup sont incapables d’insertion professionnelle, il reste à les inviter à s’engouffrer dans les universités, en facilitant le premier cycle, en le rendant si indéterminé qu’il n’exigera plus aucune vocation particulière. Nous en sommes là aujourd’hui ! Et dans deux ans que fera-t-on de tous ces titulaires de D.E.U.G. ? Il restera à les inviter à prolonger une scolarité fictive, organisée avec les maigres moyens qu’autorisent les contraintes économiques. Faute de crédits, faute de candidats compétents, faute aussi de vocations affirmées, on procédera à des réductions d’horaire, à des suppressions de disciplines on aura recours à des personnels non formés qui n’offrent aucune garantie au sujet de leur qualification. D’ailleurs toute une série de textes modifiant le recrutement et la gestion des personnels universitaires est promulguée dans la hâte. Ces décrets ont pour but de fournir au plus tôt tout le personnel docile dont on a besoin pour mettre en œuvre ces réformes et d’ôter aux corps universitaires toute velléité de réaction. Peu importe la valeur de l’enseignement qui sera dispensé. En apparence, toute une génération sera scolarisée. On sera même venu à bout de ce fléau qu’est l’"échec scolaire" puisque chacun recevra un parchemin (naturellement sans valeur). Le système éducatif aura rempli sa fonction de parking pour une génération dont la majorité est destinée au chômage... Mais que faire d’autre si on veut éviter la croissance des inscrits à l’A.N.P.E., avec tout le cortège de troubles sociaux et politiques qui s’ensuivrait ? Aujourd’hui, c’est au niveau des D.E.U.G., (nettement plus de 20 ans en moyenne pour les postulants) qu’on essaie de colmater les brèches. Il est difficile de concevoir qu’on aille plus loin. Depuis 1968, l’utopie égalitaire nous impose son implacable logique. Très rares furent les responsables de l’Education qui ont su ou voulu lui mettre un terme. Chacun était condamné à réformer toujours dans la même direction pour survivre. Je crois vraiment qu’aujourd’hui ce système pathologique est entré dans sa phase finale. Maurice Boudot
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