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Lettre N°24 - LE BICENTENAIRE ET L’ÉCOLE
Je demande à mes lecteurs de contenir l’irritation légitime qui peut naître en eux de voir aborder ici un thème dont la présence est vraiment devenue obsessionnelle. Mais, dans le tintamarre général, il nous était d’autant moins possible de rester silencieux que les institutions scolaires participent activement à la célébration du Bicentenaire de la Révolution ! La journée du 21 mars - celle du Printemps ! - était plus particulièrement consacrée à la célébration du Bicentenaire de la Révolution Française et de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Par télex d’un service ministériel - le S.I.D.R.E. (ceci ne s’invente pas !) -, les professeurs des écoles, collèges et lycées, se voyaient requis, dans une démarche toute bonapartiste, pour lire et commenter, dans toutes les classes, en tout ou partie, quelques lignes de Condorcet dont je pense qu’elles auraient pu être mieux choisies. Le Monde de la Révolution Française, mensuel de circonstance, au demeurant bien documenté, est coédité, sous le patronage de la très officielle mission du Bicentenaire, par le quotidien bien connu et par les Comités Liberté, Égalité, Fraternité, eux-mêmes émanations de la Ligue française de l’enseignement et de l’éducation permanente et de la Ligue des Droits de l’Homme. On y trouve évoquées les innombrables activités scolaires, péri ou parascolaires qui tournent autour du Bicentenaire. Il y a de tout : du spectacle de qualité et du colloque savant jusqu’à la mascarade ridicule et abêtissante. La Révolution ne laisse pas la moindre place libre dans l’espace culturel. Tout ce qui en France pense, ou du moins bavarde à défaut de penser, s’est mis à l’heure de la célébration. Naturellement, l’école a été la première envahie. Cette célébration n’est pas sans poser quelques problèmes. Qu’une société savante consacre ses travaux à la Révolution, que les éditeurs multiplient les ouvrages sur l’événement, que les libraires les diffusent au point qu’ils envahissent tous les rayons de leur boutique, et même que les marchands du temple profitent de l’aubaine (de la cuvée du bicentenaire au caleçon révolutionnaire...), il n’y a lieu ni de s’en étonner, ni de s’en émouvoir, même si en telle occurrence particulière on aurait souhaité plus de dignité dans l’évocation d’événements sérieux et même tragiques. Tout ceci est dans l’ordre des choses, produit d’une activité de nos concitoyens qui doit rester libre précisément aux termes de la Déclaration des Droits ! Mais qu’on mette l’institution scolaire dans son ensemble, plus spécialement l’école élémentaire et les collèges, au service de la célébration du Bicentenaire, était-ce opportun, est-ce acceptable ? Telle est la question que je veux poser. QUE CÉLÉBRER ? COMMENT CÉLÉBRER ? Au risque d’étonner, je dirai qu’on pouvait et même qu’on devait demander à l’École de participer à la célébration du Bicentenaire. Nous avons souvent insisté ici sur le fait qu’une éducation authentique exigeait un minimum d’enracinement ; il va donc sans dire qu’elle doit inclure la connaissance des grands événements de l’histoire nationale. La Révolution est sans conteste l’un d’eux. Quel que soit son bilan, même si elle a laissé les Français divisés, et divisées aujourd’hui encore les opinions à son sujet, il était inconcevable de passer sous silence son Bicentenaire sous prétexte de respecter la neutralité des opinions. Et si célébrer est plus que donner à connaître, avec ce que ce terme implique d’approbation, il était raisonnable de célébrer la Déclaration de l’Homme et du Citoyen. Non que ce texte soit parfait, au-dessus de toute critique. On peut trouver qu’il est très incomplet, ce que pensent tous les défenseurs des "droits nouveaux" que proclameraient des déclarations plus récentes (jusqu’à la Déclaration Universelle de l’O.N.U.), ou juger cette déclaration peu novatrice, ou la condamner pour son incohérence ou parce qu’elle reposerait sur une conception erronée de la notion de droit, de la nature de l’homme et de ses rapports avec la société, ce qui est le point de vue d’une multitude de bons esprits. Mais, quoi qu’il en soit, la déclaration du 26 août 1789 est bien le texte sur lequel peut se faire l’accord minimum. En France, même ceux qui ne sont aucunement prêts à la sacraliser, revendiquent en son nom, qu’ils s’inquiètent de voir mis en cause le principe de non-rétroactivité des lois (art. 8), limitée la libre expression des pensées et opinions (art. 11), mal assuré le contrôle des citoyens sur leurs contributions (art. 14), ou le droit de propriété (art. 17). Ce qu’on reproche le plus fréquemment aux révolutionnaires eux-mêmes, c’est de n’avoir pas respecté leurs propres principes. Et Pékin aussi, malgré la critique marxiste des droits "formels" bourgeois, s’est enflammé pour des principes analogues à ceux de la Déclaration. Je ne blâmerai donc nullement la place accordée à la célébration de la Déclaration. Ceci étant dit, la tâche qu’on s’était assignée était très délicate et je ne suis nullement sûr qu’elle ait été menée à bien. Il fallait célébrer dans la vérité, et célébrer avec mesure, sans penser aux profits électoraux. Célébrer dans la vérité, cela veut dire ne pas dissimuler les côtés honteux de la Révolution, des massacres de Septembre au génocide de Vendée. Que la Révolution soit un "bloc", selon l’expression de Clemenceau, ou qu’elle ne le soit pas, peu importe. Il y a un minimum de logique des événements révolutionnaires et on ne peut sans mensonge isoler une partie - la Déclaration des Droits par l’Assemblée Nationale - du tout dans lequel elle s’insère. Ce serait d’ailleurs pure illusion que de croire qu’il y a une phase tranquille de la Révolution à laquelle succéderait beaucoup plus tard, en 1792 ou 93, la phase terroriste. Certes, la glorification de la contrainte, le caractère systématique de la terreur, datent de l’installation des Jacobins au pouvoir ; mais, dès le 20 juin 1789, la Révolution est violente. On lanterne ferme à Paris à partir du 14 juillet ; il n’y a guère de liberté d’expression pour les journaux contre-révolutionnaires tandis que l’anarchie s’installe sur l’ensemble du Royaume ; très tôt le Tribunal du Châtelet siège sous la contrainte de la populace qui massacre à la sortie ceux qui viennent d’être acquittés ! Qu’on arrête de nous bercer avec de douces romances. La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen est peut-être une grande chose ; il n’en demeure pas moins qu’elle est proclamée au milieu des larmes et du sang et violée dès sa proclamation. La vérité exige qu’on le dise. Elle exige aussi qu’on signale que cette Déclaration rassemble beaucoup d’idées qui traînent depuis plus d’un siècle dans l’œuvre de multiples penseurs, qu’elle est peu novatrice par rapport aux déclarations des États américains qui viennent alors de proclamer leur indépendance, avec l’aide de Louis XVI d’ailleurs. Les principes qu’elle énonce de façon si solennelle sont en fait mis en œuvre depuis un siècle dans certains États civilisés, comme l’Angleterre. Simplement, la "glorieuse révolution" anglaise de 1688-89 les applique de façon plus raisonnable et sans cette enflure qui semble être le vice le plus fondamental de l’esprit français, de sorte qu’on a su éviter et la violence terroriste et de contredire immédiatement les principes dont on vient d’assurer qu’ils étaient sacrés. Il faudrait dire enfin que la France ne date pas de 1789, que la Nation existait avant - la chose et même le mot -, qu’on n’est pas passé le 14 juillet, ou à quelque autre date emblématique "des ténèbres à la lumière". Plus personne ne songe à le nier parmi les esprits un tant soit peu informés. Mais c’est là aller contre la croyance fondamentale qui règle toute l’action des révolutionnaires : ils pensent pouvoir et devoir reconstruire à partir de rien toutes les institutions. "Du passé faisons table rase", l’ordre qu’exprime ce vers del’Internationaleappliqué dès 1789. Cette croyance définit ce qu’on a nommé le constructivisme. Elle est la caractéristique de notre révolution ; elle est ce qui en elle fait horreur aux traditionalistes, de Burke à Hayek ; elle est aussi ce qui explique l’indulgence que manifestent à son égard les plus compromettants tyrans (de Staline à Mao et à quelques autres). De cette folie constructiviste, je ne donnerai qu’un exemple qui n’a rien d’extrême, mais qui est significatif et a, pour nous, l’avantage de concerner le problème de l’éducation. Il s’agit d’un texte extrait du rapport sur l’instruction publique présenté par Gilbert Romme le 20 décembre 1792. Après avoir condamné toutes les institutions (collèges, universités, bibliothèques, etc...), à l’exception du seul Collège de France, qui en près d’un demi-millénaire a bénéficié d’un étrange traitement de faveur de tous les pouvoirs, Romme dénonce un enseignement qui "étouffe le génie, en prolonge l’enfance... ne laisse que le sentiment de son ignorance, ou une suffisance ridicule". Il conclut en trois lignes, "aucune deses anciennes institutions ne peut être conservée, leurs formes sont trop discordantes avec nos principes républicains, et trop éloignées de l’état actuel de nos connaissances" 1 La vérité exigeait donc qu’on dise que la France n’a pas commencé en 1789, que la Déclaration des Droits n’est pas un texte à nul autre pareil, que la Révolution enfin ne se réduit pas à sa proclamation. Ceci interdisait de sacraliser le texte de la Déclaration. Il faut pour cela la courage d’aller non seulement contre la mode actuelle, mais contre une tradition très ancienne puisqu’elle remonte à la Révolution elle-même. Il y a ceux, comme le montagnard régicide Bouquier, qui avec cynisme réduisent l’enseignement à celui de la Déclaration (projet de décret du 24 Germinal An II, in Baczko, p. 425) : "La République ne doit à ses enfants que l’enseignement gratuit des sciences qui leur sont nécessaires pour exercer les droits du citoyen et en remplir les devoirs". Même un modéré, comme Talleyrand, retrouve une religiosité à laquelle un passé épiscopal qui ne semble pas encombrer sa mémoire ne le prédispose nullement. L’instruction, dit-il, doit apprendre à connaître, défendre, perfectionner la Constitution et les principes de la morale. La défendre en s’y préparant par des exercices militaires, et, si Talleyrand n’exclut nullement que la Constitution puisse être améliorée, il écrit aussi qu’"il faut que la Déclaration des droits et les principes constitutionnels composent à l’avenir un nouveau catéchisme qui sera enseigné dans les plus petites écoles du royaume." (rapport de Septembre 1791, in Baczko, p. 116). Catéchisme, le mot est lâché et il ne l’est pas à la légère. C’est chez un auteur comme Rabaut-Saint-Etienne (girondin victime de la Terreur !) - cet ancien pasteur qui semble ne pas se passer de ne plus prêcher - que le mot trouve toute sa résonance. Dans un projet présenté à la Convention en Décembre 1792, et reçu avec tant de faveur qu’on en décide l’impression immédiate, Rabaut explique que le but, ce n’est pasl’instruction publique (la communication des connaissances), maisl’éducation nationale (c’est-à-dire l’imposition de sentiments communs à tous les citoyens) : "L’enfant qui n’est pas né appartient déjà à la patrie". Il faut que notre éducation prenne modèle sur celle des Crétois ou de "ces Spartiates qui passaient leurs jours dans une société continuelle". Tout simplement, eu égard aux circonstances, nous n’arriverons pas à atteindre ce modèle sublime. Mais ceci ne doit pas nous dispenser de faire des Français "un peuple nouveau", "de renouveler la génération présente", en formant celles qui vont venir, comme le dit notre auteur en des termes qui évoquent Mussolini ! Comment procéder ? Par quelque chose qui unit le prêche dominical à la composition scolaire ! Je cite quelques extraits : Dans chaque canton, un édifice sera bâti ; il "portera pour inscription : Temple national". Dans l’attente de la construction d’un édifice suffisant pour contenir tous les habitants, on se servira de l’église... Et comme Rabaut doit avoir entendu parler de quelques destructions d’édifices religieux, il croit bon d’ajouter : on se réunira "même aux champs dans la belle saison" ! Le dimanche sera consacré à l’édification moralo-patriotique de toute la population : "il sera donné une leçon de morale aux citoyens assemblés". La leçon est prise "dans des livres élémentaires approuvés par le Corps Législatif" (pas de déviationnisme !). "Chacun de ces exercices commencera par la lecture alternée de la Déclaration des droits et de celle des devoirs" (in Baczko, p. 298-300) (Notons au passage que Rabaut parle d’une déclaration des devoirs qui n’existe pas quand il écrit). "A chaque exercice, il sera chanté des hymnes à l’honneur de la patrie, de la liberté, etc...". "Tout enfant âge de 10 ans sera tenu de savoir par cœur la Déclaration des droits et celle des devoirs et les principaux hymnes civils". Les officiers municipaux constitués "officiers de morale" (sic) veillent à l’organisation de l’examen. Dès leur ratification par le peuple les principes constitutionnels seront "rédigés en forme de catéchisme et tout enfant âge de 15 ans sera obligé de les savoir par cœur". Rabaut-Saint-Etienne n’a visiblement pas oublié son ancien état. Il a simplement changé de "catéchisme". Au centre du nouveau, la Déclaration des Droits. S’il ne n’agit pas là de sacralisation et de religiosité, je ne sait vraiment pas ce que signifient ces termes. Célébrer sans sacraliser, c’est donc aller contre une tradition très ancienne puisqu’elle apparaît pendant la Révolution elle-même. LE SYLLOGISME RÉPUBLICAIN Cette lecture de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui voit dans ce texte comme un nouvel évangile, centre dogmatique d’une nouvelle religion, est reprise, amplifiée, par ceux qui simultanément créent l’école laïque de notre siècle et assurent le régime de la troisième République. Ils confirment cette lecture par l’interprétation de la Révolution qu’ils imposent. Ils justifient enfin le rôle qu’ils donnent à l’école dans la glorification des droits de l’homme et de la Révolution française par une argumentation assez stupéfiante que j’appellerai pour faire simple le syllogisme républicain de l’école. C’est en cela qu’ils vont beaucoup plus loin que les Conventionnels et se montrent beaucoup plus subtils qu’eux. Il faut une certaine naïveté pour s’en tenir aux protestations de neutralité de Jules Ferry. Si le fondateur de l’école laïque était vraisemblablement un sceptique, ceux qui l’entourent ne voient dans la neutralité "qui fut toujours un mensonge, qu’un mensonge nécessaire" selon l’aveu lâché par Viviani en 1904 (dans L’Humanité). A côté de Paul Bert, d’un scientisme fanatique ("les religions n’ont pas qualité pour parler de morale, car elles reposent sur des bases fausses... L’école religieuse, c’est l’école de l’imbécillité, l’école du fanatisme... l’enseignement laïque développe l’activité, la science, le progrès..." dit-il dans un discours de 1879), il y a tout un groupe constitué d’hommes qui conservent de leur origine protestante un esprit religieux, même s’ils sont passés du simple antichristianisme à une religion du progrès, au "culte de l’homme". Il y a, au premier rang, Ferdinand Buisson, opposant au second empire, qui deviendra Directeur de l’enseignement primaire ; Jules Steeg, député, puis Inspecteur Général ; Félix Pécaut auquel est confiée la direction des écoles normales de St-Cloud et de Fontenay qui doivent former les formateurs d’instituteurs. Il y a plus près de nous Jules Payot, Recteur d’Aix, et enfin à une date beaucoup plus récente Albert Bayet, professeur de Sociologie à la Sorbonne, Président de la Ligue de l’enseignement, qui meurt en 1961 - et qui n’a donc pas pu faire partie de l’équipe mise en place par Ferry - mais que je dois citer ici parce que par son idéologie et par le rôle qu’il a joué, il est le digne successeur de ceux que j’ai précédemment nommés. Ce qui est d’abord frappant, c’est le rôle du triumvirat Buisson-Steeg-Pécaut. Ils tiennent entre leurs mains tous les leviers de commande. La contre-réforme a porté ses fruits chez ces protestants : tout est organisé pour imiter ce modèle. Rien ne doit entraver les décisions prises au sommet ; vraiment, en matière d’efficacité, on n’a rien à envier aux Jésuites ! Or, tous sont des esprits religieux ; auteurs de manuels à destination des élèves ou des instituteurs, il diffusent une idéologie qui manque peut-être de rigueur mais qui n’en est pas moins prégnante et qui a eu une influence considérable. On a peu pris à la légère l’expression de "foi laïque" créée par Buisson, reprise par Payot qui soutient que le laïque croit en l’homme comme le chrétien croit en Dieu et insiste sur le fait que "sa croyance est un acte de foi", que si "elle a pour elle des raisons très fortes... elle ne peut être prouvée comme un théorème". Lorsque dans son cours de morale, Payot nous dit que "devenir un agent volontaire de l’Énergie Inconnaissable, en voie d’évolution vers une conscience... de plus en plus haute, voilà notre destinée, et notre bonheur sera proportionné à notre effort pour la réaliser pleinement", ce qu’il nous propose ne vaut probablement rien, philosophiquement parlant. Pas plus que ne valent les développement humanistes où on ne parle que de croire en la Science, en l’homme ou au progrès. Il n’y a guère de distance de Payot à Buisson qui écrivait : "Il n’y a pas de choses divines qui ne soient humaines. C’est au cœur de l’humanité que réside le divin." Mais il faut bien comprendre, qu’aussi floue que soit cette religion, elle a été conçue pour faire concurrence et s’opposer aux religions révélées et en premier lieu aux religions chrétiennes. Si on hésitait sur cette conclusion, rappelons que le 10 juillet 1869, Buisson, en exil en Suisse, écrivait à Hugo qu’il fallait "une entreprise laïque et philosophique pour combattre le catholicisme en France" et qu’on ne pouvait se fier au protestantisme, qu’il fallait donc "tenter d’opposer à l’évangile de la superstition l’évangile de la science et de la conscience", "habituer la population à se détacher du prêtre pour venir à nous". Pour Buisson au moins, l’école d’apparence neutre de Jules Ferry n’était qu’un moyen de réaliser cette entreprise de déchristianisation. Buisson a parfaitement compris qu’on ne supprime vraiment que les institutions sociales que l’on remplace et, quant à la réalisation, on est cent coudées au-dessus du pitoyable culte robespierrien de l’Être Suprême ! C’est en cela qu’il n’est pas un simple disciple de Condorcet, comme on l’a dit. Il va sans dire qu’en matière éthico-politique, le texte fondamental de l’évangile de cette nouvelle religion sera la Déclaration des droits. On comprend dans quel esprit elle sera abordée : comme un texte sacré. Cela est suffisamment évident pour qu’il soit inutile d’insister. Reste une dernière question à poser : s’il s’agit de fonder une nouvelle religion, avec son nouvel évangile, est-ce bien à l’école d’en célébrer le culte et d’en préserver le dogme ? C’est là où les partisans de la foi laïque, ou de la religion de la science, de l’homme et du progrès, vont justifier une réponse affirmative par un argument fallacieux, mais très habile, qu’ils opposent aux partisans de la stricte neutralité. C’est cet argument que j’ai nommé le syllogisme républicain de l’école : l’école est fille de la Révolution ; la Révolution dérive de la Déclaration des droits, il appartient donc à l’école de célébrer le culte de la nouvelle religion, construite autour de cette déclaration. On comprend alors l’importance vraiment extraordinaire accordée par la Troisième République à l’histoire de la Révolution. Il s’agissait d’abord de donner une image de l’événement qui le rende globalement acceptable. Par exemple, on parle le moins possible du génocide de Vendée et on présente aux enfants le modèle de Bara, prétendument tué par de cruels Chouans (voir dans le Monde de la Révolution la remarquable iconographie qui ne pouvait qu’inspirer la haine des Chouans), alors qu’on sait aujourd’hui qu’il a été vraisemblablement victime de voleurs de chevaux ! (ce que néglige de dire la publication à laquelle nous venons de faire allusion). De même on oublie de dire que, sous prétexte de la supériorité morale de notre régime républicain, nous portons dans toute l’Europe une guerre dont elle ne s’est peut-être jamais relevée. En gros, on tente d’expliquer que la Terreur est un tragique dérapage, suscitée par les nécessités de la guerre, les complots, les résistance des rétrogrades. Si on loue Danton, défenseur de l’unité nationale, on accable Robespierre et les autres terroristes : expliquer leur attitude n’est pas les excuser. Il fallait enfin montrer que l’école est l’œuvre de la Révolution. L’attention la plus vigilante est apportée à la préservation de cette lecture des faits. La publication des Origines de la France contemporaine de Taine crée un tel choc que pour laver le sacrilège, la ville de Paris, (alors très à gauche) crée à la Sorbonne la Chaire d’Histoire de la Révolution confiée à Aulard, instaurateur de cette lecture dogmatique. Mais il adviendra de cette institution, ce qu’il en advient de toutes celles soumises à la discussion critique des hommes de science : quelles que soient les pressions du pouvoir, le dogme s’effrite, la chaire passe entre les mains de Mathiez, laudateur de l’incorruptible, beaucoup moins sévère pour la Terreur que son prédécesseur, ne serait-ce que parce qu’il la voit réactivée dans cette révolution bolchevique pour laquelle il éprouve beaucoup de sympathie. Et l’histoire de cet enseignement restera étroitement liée à notre histoire politique. François Furet, dans Penser la Révolution française (Folio, 1978), a présenté un remarquable bilan de toute cette histoire de l’historiographie de la Révolution. L’ATTERRANT BILAN DE LA RÉVOLUTION Je crois que personne ne me contestera lorsque j’écris que la Troisième République (et celles qui lui ont succédé) apportait un soin vigilant à tout ce qui concernait l’enseignement de l’histoire de la Révolution. En revanche, on me trouvera un peu excessif lorsque je dis qu’on s’acharne à faire de l’école la fille de la Révolution et que l’objectif est de donner une dimension religieuse à l’enseignement. Il me faut donc me justifier et je le ferai au moyen de quelques citations (c’est moi qui y souligne certaines expressions). Toutes sont extraites d’ouvrages de morale destinés aux enfants des écoles primaires (ou plutôt à leurs maîtres, dont il vont guider les leçons). Lorsque Jules Payot écrit à propos de l’instituteur : "Aimons et respectons notre libérateur, il affranchit l’enfant du monde matériel" n’est-ce pas le dépeindre comme une espèce de prêtre laïque ? Je n’ai jamais prôné l’irrespect des maîtres d’école, mais un professeur de Sociologie en Sorbonne, auteur de manuels élémentaires, est-il bien justifié d’écrire "Dans une République, il n’y a pas de profession plus belle et plus noble que celle d’instituteur". [Qu’en est-il sous une monarchie ?] "C’est pourquoi il n’y a pas pour un enfant de faute plus grave que de se conduire mal avec son instituteur", à moins que l’instituteur n’ait un caractère sacré ? Enfin, ce texte ahurissant du même auteur : "Autrefois, lorsque la France était gouvernée par des rois, il n’y avait presque pas d’écoles. Les rois qui trompaient le peuple et le rendait malheureux disaient "A quoi bon instruire les petits Français ? Le jour où ils seront instruits, nous ne pourrons plus les tromper facilement". C’est pourquoi les rois ne faisaient jamais construire d’écoles. [Et Charlemagne dont on ventait par ailleurs les mérites ? Il est vrai que les rois en question sont les derniers Bourbons !] Mais depuis que la République existe en France, ... on construit partout des écoles." Je veux bien que, pour se mettre à la portée des jeunes enfants (en l’occurrence ceux du cours élémentaire), on simplifie les choses, mais ceci ne justifie aucunement qu’on leur mente avec une telle effronterie ! Car il s’agit bien d’un mensonge. S’il est vrai que la Troisième République a construit l’école laïque élémentaire dont nous déplorons aujourd’hui le mauvais fonctionnement, le bilan de la Révolution de 1789 en matière scolaire a été terriblement négatif. Elle est essentiellement destructrice des institutions existantes. Les créations dont nous lui sommes redevables (les écoles centrales qui donneront les lycées, l’Ecole normale supérieure, Polytechnique, etc...) sont postérieures à Thermidor et même, pour l’essentiel, elles datent de l’Empire, qui d’ailleurs se préoccupe plus de la formation des cadres administratifs et techniques (c’est-à-dire des lycées et des universités), que de l’enseignement primaire abandonné aux congrégations religieuses dont le Concordat a permis le retour. Dans le champ de ruine, il est facile à Napoléon de céder à sa manie centralisatrice et à son goût de l’organisation despotique ; qui a laissé des traces jusqu’à nos jours. L’école était domestiquée, comme d’ailleurs de son côté l’Église. Je crois que ce qu’on pardonnait le moins à Taine était d’avoir révélé dans ce processus l’une des origines de la France contemporaine. On peut naturellement moduler le bilan, mais personne aujourd’hui ne met en doute le fait que jusqu’à Thermidor au moins il est désastreux. Le taux d’alphabétisation - tel qu’il ressort notamment de la signature des actes de mariage - assez élevé en 1789, s’effondre : il faut attendre à peu près un siècle pour qu’on retrouve les chiffres de la fin de l’Ancien Régime. La situation est à peine meilleure dans l’enseignement secondaire. Le Monde de l’Education (n° 3, p. 19) reconnaît objectivement que lorsqu’on passe des collèges aux Écoles centrales de 1789 à 1799, il y a 75 % d’élèves en moins. Et s’il se console en disant que "le niveau monte" dans cet enseignement, c’est pour ajouter qu’il y a un tel hiatus entre l’enseignement primaire et les écoles centrales que le système fonctionne mal. Dès 1795, une loi autorisera la création d’institutions d’éducation secondaire privées ; la nécessité oblige à la tolérance ! Pourquoi cet échec ? C’est que pratiquement toute l’éducation (à l’exception des écoles militaires) était entre les mains de l’Église catholique. Déjà l’expulsion des Jésuites en 1762 a créé des problèmes, mais les Oratoriens, les Frères Ignorantins ont progressivement occupé les places vacantes. La volonté de déchristianisation, le rejet par le Clergé de sa constitution civile, la volonté de construire des institutions absolument neuves à partir de rien, rendent très largement compte du bilan négatif. Dès septembre 1791, un modéré comme Talleyrand, dans son Rapport à la Constituante, s’alarme de la situation ; il note par exemple que "presque partout les Universités ont suspendu leurs opérations" (in Baczko, p. 108). Et la situation naturellement ira en empirant jusqu’à Thermidor. Mais il y a une autre cause : l’extraordinaire divergence des révolutionnaires eux-mêmes sur ce que doit être l’éducation. Pour simplifier les choses, à un extrême l’homme des lumières, le libéral, Condorcet, dont 5 Mémoires sur l’Instruction Publique viennent d’être réédités dans les Classiques de la Révolution, (sous l’égide notamment de la Mission du Bicentenaire, qui pour une fois a fait œuvre utile !). Condorcet peut indigner par la violence de son antichristianisme ; il ne se grandit pas par certaines lâchetés (son silence pendant les massacres de Septembre, qui désole tellement E. et R. Badinter) ; sa croyance au "progrès" affirmée jusqu’à son dernier jour, au milieu des pires circonstances, sera jugée touchante ou ridicule. Mais quel que soit notre jugement sur sa personnalité, qui comporte de larges zones d’ombre, il faut reconnaître la force, la valeur et la modernité de sa théorie de l’instruction. Condorcet entend limiter l’intervention de l’État à la seule instruction, c’est-à-dire à la communication des connaissances. L’instruction publique doit être purement rationnelle, sans mythe ni religion (op. cit., p. 61). Aller au-delà, prétendre éduquer, c’est d’abord outrager les droits des parents, car l’éducation ne se gradue pas comme l’instruction et elle sera complète par nature si elle n’est pas nulle (p. 58-9). Une religion imposée par l’éducation publique serait un "joug" et Condorcet écrit que les préjugés que l’on prend dans l’éducation domestique trouvent "leur remède" dans une "sage instruction qui répand les lumières", "ceux donnés par la puissance publique sont une véritable tyrannie". D’où les conséquences qu’en tire Condorcet : une instruction publique limitée à la seule communication des connaissances, l’existence d’une école privée légitime et nécessaire comme aiguillon pour l’école publique, l’absence d’obligation scolaire, mais en revanche la gratuité et un mode d’organisation qui fasse qu’aucun citoyen ne puisse se plaindre d’être privé des moyens de s’instruire. On peut contester telle disposition mineure, mais il faut reconnaître qu’il s’agit d’un projet animé du souci permanent de préserver les libertés individuelles. Comme le nomme Catherine Kintzler dans la très intéressante introduction qu’elle donne à ces textes, Condorcet fut un critique permanent de ces admirateurs du modèle spartiate, lecteurs hâtifs du Contrat Social de Rousseau, qui ne rêvent que de formation d’un homme nouveau et d’une éducation nationale de type collectiviste. Nous avons vu un exemple avec Rabaut-Saint-Etienne. Un autre se trouve chez Le Peletier de Saint-Fargeau, ce régicide panthéonisé parce qu’il n’avait survécu que d’un jour à sa victime. Son projet est lu à la Convention par Robespierre lui-même, le 13 juillet 1793, le jour même de la mort de Marat. Extrayons quelques éléments d’un texte qui ne relève pas de l’humour sinistre. Tout d’abord, Le Peletier se désole de voir l’enfant échapper jusqu’à six ans à la "vigilance du législateur". Ainsi naissent préjugés et inégalités. Mais, on ne peut rien y faire. L’éducation commune commencera le plus tôt possible, c’est-à-dire vers 5 ans, pour durer 6 à 7 ans. Elle comporte l’internat ; elle sera strictement commune : "même nourriture, mêmes vêtements, même instruction, mêmes soins" pour tous les enfants. Obligatoire, sinon immédiatement, du moins après un bref délai qui n’est concédé que pour tenir compte des résistances de la population. L’enfant est littéralement arraché à sa famille. Cette éducation se fait aux frais de la République. Il est prévu un impôt progressif pour pourvoir à cette dépense, de sorte que ce sont essentiellement les riches qui payeront. Il est vrai qu’on se demande ce qu’ils auront à payer, car on fait travailler les enfants ; dans les champs, bien sûr, mais aussi sur les routes où "on leur fera ramasser et répandre des matériaux" (de 6 à 11-12 ans !). Je passe les détails. Disons simplement qu’un enfant doit produire plus qu’il ne coûte pour son entretien. L’enfant touchera seulement un dixième du produit de son travail (pour lui donner des habitudes d’économie, supposé-je). Et les instituteurs dont les élèves sont les plus travailleurs, c’est-à-dire rapportent le plus, sont financièrement récompensés. Bien entendu, les moments de détente sont employés à la gymnastique, et aux exercices militaires. Quant au contenu de l’instruction intellectuelle, manifestement Le Peletier ne s’en soucie guère et s’en remet aux autres travaux de la Convention. Je n’ai rien inventé (les textes sont dans Baczko). Je crois qu’on est rarement allé aussi loin dans l’horreur. Au moins les pires exploiteurs capitalistes du travail des enfants obéissaient-ils à leurs intérêts sans avoir l’hypocrisie de prétendre suivre le sublime modèle spartiate, comme le fait le ci-devant Marquis. Entre Condorcet et les Spartiates, il n’y avait pas de conciliation possible. Et c’est pourquoi le bilan de la Révolution est consternant en matière d’éducation. Le malheur a voulu que pendant quelques années ce soit les Spartiates qui fassent l’histoire. Mais, selon le mot de Marx, ceux qui font l’histoire ignorent l’histoire qu’ils font. Ils ont cru que les Français avaient besoin de cette liberté des Anciens, toute faite de participation collective ; en fait, la France aspirait à cette liberté des Modernes faite de sécurité et de préservation d’une sphère de liberté pour l’initiative privée, qu’a si bien décrite Benjamin Constant. Cette tragique méprise les a conduits à n’écrire dans notre histoire que des pages de sang. Toute cette histoireest bien difficile pour être comprise des jeunes enfants. Mais ce n’est pas une excuse pour qu’on la dissimule sous une couche de mensonges connue c’est le cas depuis cent ans. Si la célébration du Bicentenaire doit avoir lieu à l’École, il faut qu’elle se déroule dans la vérité et la mesure, sans qu’on sacralise ce qui, pour être respectable, n’en est pas pour autant sacré. Et pour cela il faut rompre avec une certaine tradition et avec le mode médiatique. Il n’est pas certain que cela ait été fait. Maurice BOUDOT 4-5 juin 1989 - Ces lignes ont été écrites au moment même où les héritiers de nos Spartiates d’hier écrasent à Pékin sous les chars ceux qui ont cru aux valeurs lentement tissées de notre vieille civilisation européenne. Tweet |