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Lettre N°21 - L’ENLISEMENT
L’année commence sans que les problèmes de l’éducation mobilisent l’attention. Avant les vacances, les épreuves du baccalauréat s’étaient déroulées sans incidents majeurs ; les inscriptions dans les Universités avaient été prises dans des conditions qui n’étaient pas pires que celles des années précédentes. La rentrée vient d’avoir lieu, avec son cortège de bavures auxquelles nous sommes habitués : mais rien de grave n’est signalé. L’enseignement privé n’exprime pas d’inquiétude grave sur sa situation présente ou son avenir, comme si ses autorités craignaient de troubler cet étrange consensus qui s’est établi entre les responsables politiques. Certes, il y a quelques problèmes sectoriels, quelques conflits limités, assez urticants ; mais rien qui annonce la tempête. Enfin, aucune mesure importante, aussi imprudemment décidée qu’hâtivement appliquée, n’est venue bouleverser l’organisation du système éducatif ; et ce n’est pas nous qui nous en plaindrons. On a décidément l’impression qu’il ne se passe rien et, dans les journaux, les spécialistes des questions d’éducation doivent témoigner de beaucoup d’ingéniosité pour remplir les colonnes qui leur sont allouées. LA FORCE DES CHOSES Pour fondé qu’il soit, ce sentiment diffus ne doit pas nous conduire à des jugements erronés. Il ne faut pas conclure du calme apparent, du consensus manifesté par le silence général, que les problèmes essentiels du système éducatif appartiennent désormais au passé, qu’on est parvenu à un équilibre qui assurerait son fonctionnement dans des conditions pas trop insatisfaisantes. Quelques régulations spontanées peuvent bien jouer ici ou là, mais dans l’ensemble, le système continue de fonctionner aussi mal que dans le passé et par sa seule inertie crée une situation qui s’aggrave au fil des ans. Tout simplement, personne n’ayant le courage ou la possibilité de changer réellement le cours des choses, on préfère ne pas en parler ou, ce qui est pire, enterrer les problèmes sous les slogans démagogiques. Par le simple fonctionnement de ses lois internes, le système est condamné à être de moins en moins performant. Il est facile de le voir. On s’accorde généralement à lui reconnaître deux défauts majeurs : une éducation de plus en plus coûteuse pour la nation assure mal l’insertion professionnelle, et la mauvaise adaptation aux capacités et aux goûts de la population scolarisée multiplie les "échecs scolaires". Mais quel remède nous a-t-on proposé ? L’accroissement du nombre des bacheliers, avec, comme objectif, les 80 % par classe d’âge, accompagnés de la création de nouveaux baccalauréats professionnels. Augmenter le nombre des titulaires d’un diplôme (surtout si on complète les mesures prises par des dispositifs plus ou moins illusoires qui auraient pour but une meilleure adaptation aux besoins de l’emploi) est toujours tenu en France pour un objectif intrinsèquement louable. Le résultat de mesures inconsidérément prises, au cours de la dernière année scolaire, ne s’est pas fait attendre. 90 000 élèves supplémentaires devaient être accueillis dans les lycées. Ce chiffre ne frappe peut-être pas l’imagination ; il est en réalité considérable, approximativement égal au tiers du nombre des bacheliers. Accueillir des élèves suppose qu’on dispose de professeurs, de locaux et d’un matériel (particulièrement important dans le cas des sections techniques ou professionnelles). Les locaux ne sortent pas de terre, tout construits, en un jour ; a fortiori il faut un très long délai pour que soient recrutés et formés les professeurs. Naturellement, les conditions d’accueil ont été décevantes. Et c’est ainsi qu’on nous parle de classes surchargées (de plus de 40 élèves), de l’appel à des maîtres-auxiliaires sans formation sérieuse et dont la compétence n’est pas toujours certaine, recrutés par voie de petites annonces même dans des académies qui ne sont pas défavorisées (comme Créteil) ou des disciplines qui ne sont pas particulièrement déficitaires (à savoir les matières littéraires). Malgré tout, les grèves de protestation contre des conditions intolérables, grèves qui unissent parents, élèves et professeurs, se multiplient à l’image de celle qui a suscité un certain émoi dans la région de Tours. Soyons persuadés qu’elles s’amplifieraient et susciteraient plus de remous si elles n’étaient pas discrètement "encadrées" par les forces syndicales (de la F.E.N. notamment) qu’une sourde complicité allie aux autorités ministérielles. Et pourtant la situation actuelle, eu égard aux objectifs affichés, était parfaitement prévisible. Faudra-t-il dire un jour que la même politique poursuivie dans ses grandes lignes depuis longtemps, par diverses majorités parlementaires, s’est caractérisée par la même imprévoyance que celle de ces gouvernements de la quatrième République qui semblaient aussi bien ignorer les demandes croissantes en matière d’éducation que les statistiques démographiques, dont la leçon était pourtant sans appel, et laissaient en 1958 une situation lamentable à leurs successeurs ? J’en ai bien peur. L’ENGRENAGE A grands maux, petits remèdes ; à maladie dont l’issue est fatale, palliatifs de rebouteux pour en atténuer les symptômes ! On a appliqué la vieille technique. Puisqu’on surchargeait par le bas, il fallait alléger par le haut. Et, comme par miracle, le problèmes des effectifs des lycées a été atténué parce qu’il y avait un taux exceptionnellement élevé de succès au baccalauréat : 12,9 % de réussite de plus que l’année précédente. C’est un "excellent cru", en quantité, sinon en qualité. On atteint une proportion qui ne fut jamais dépassée si ce n’est en 1968. C’est ce que note avec une évidente satisfaction un journaliste spécialisé d’un grand quotidien qui ne se distingue pas par des positions spécialement révolutionnaires ! Entendons-nous bien : 12,9 % par rapport au nombre des candidats, soit un accroissement de 20 % de la proportion des reçus. Soyons sérieux. Il n’est pas besoin d’être un spécialiste averti de la statistique mathématique pour savoir qu’eu égard aux nombres qui sont en cause, il ne peut aucunement s’agir d’une variation "aléatoire", ni de la confirmation d’une évolution tendancielle. Comment d’une année à l’autre, sans modification notable ni de la nature des épreuves, ni du corps professoral, ni des méthodes ou des contenus de l’enseignement, ni des conditions dans lesquelles il est dispensé, les candidats peuvent-ils s’être améliorés à ce point ? Il semble qu’on se satisfasse du constat de l’heureux événement, sans que personne ne s’interroge sur les causes de ce phénomène très étrange. J’imagine pourtant que si la répartition des suffrages entre gauche et droite variait d’une élection à l’autre, à un an d’intervalle, de 20 %, les politologues ne resteraient pas silencieux ! J’ai quelques idées (probablement très lacunaires) sur les causes de l’étrange phénomène. Les instructions plus ou moins explicites transmises par la hiérarchie de haut en bas n’expliquent pas tout. L’Education nationale ne fonctionne pas comme une armée (heureusement !) et les jurys restent souverains. Il y eut néanmoins le choix des sujets et des barèmes de correction sur lesquels les "autorités" ont des pouvoirs beaucoup plus déterminants et beaucoup plus faciles à exercer. Il semble que tout fut mis en œuvre sur ce terrain pour faciliter l’épreuve. Et comme par hasard, juste au même moment, des professeurs de certaines disciplines (français) manifestent de façon tapageuse qu’ils estiment une des épreuves (l’explication d’un texte de Rousseau !) beaucoup trop difficile et ont pris la décision de surcoter systématiquement les copies, position à laquelle la presse donne un certain écho. Ajoutons enfin la décision proprement scandaleuse de diffuser par minitel (sans qu’on sache d’ailleurs de façon précise quels organismes participent à l’opération) des corrigés des épreuves, corrigés si vite prêts qu’on se demande à quel moment ceux qui les ont préparés ont eu connaissance des sujets. La diffusion de ces corrigés, concernant toute les épreuves, était censée diminuer l’angoisse des candidats. En certains cas - comme celui de la philosophie, pour parler de ce que je connais personnellement - la diffusion d’un "corrigé" relève du non-sens. A qui peut-on faire croire qu’il y a un "modèle" de dissertation qu’il faut imiter pour avoir une bonne note ? Quant au prétexte invoqué - lutter contre l’angoisse des candidats - il est fallacieux : quiconque a une expérience de l’enseignement sait qu’on doit être très prudent lorsqu’un élève vous demande un avis sur ses épreuves d’examen alors qu’on ne les a pas eues en main, et cela même lorsqu’on exclut totalement les cas de mauvaise foi (j’en ai des exemples récents et précis !). On ne luttera nullement contre l’angoisse avec de tels moyens : les optimistes seront simplement confortés dans leurs illusions, cependant que les pessimistes se rongeront à l’idée des imperfections, peut-être irréelles, que leur aura révélées le corrigé. Non, décidément, l’objectif n’était pas celui qu’on affichait. Il s’agissait de culpabiliser les correcteurs, de leur donner le sentiment qu’on avait multiplié les fondements objectifs à d’éventuelles réclamations afin de les incliner à l’indulgence systématique. Comme il est exceptionnel qu’un candidat proteste parce qu’il est admis de façon litigieuse, je comprends facilement que les correcteurs, las de se montrer plus royalistes que le roi - et pourquoi le seraient-ils ? - aient à divers degrés répondu à la demande qui leur était faite, de façon plus ou moins formelle. Et c’est probablement ainsi que le miracle s’est produit, pour la satisfaction générale. Admirons l’efficacité discrète des procédés mis en œuvre. Ces nouveaux lycéens, que va-t-on en faire ? Des bacheliers, bien sûr. Soyons assurés que dans les années qui viennent tout sera mis en œuvre pour que le taux de succès ne baisse pas. Et ces bacheliers, que deviendront-ils ? Il ne faut pas donner trop de crédit à l’étiquette "professionnel" dont sont gratifiés certains baccalauréats. Elle ne suffit pas pour assurer aux titulaires de ces baccalauréats des emplois. En revanche, elle leur garantit le droit d’accéder au premier cycle des universités, dans le cursus de leur choix, quel que soit leur niveau de culture (ou d’inculture) puisqu’il est désormais bien établi que tout bachelier est titulaire d’un "droit" d’entrée dans l’enseignement supérieur et qu’aucune sélection ne doit être effectuée. Voilà comment se prépare à terme la multiplication de D.E.U.G. hétéroclites, dont personne ne peut dire avec précision ce qu’ils seront, mais dont il n’est pas très difficile de présager la valeur. Tout simplement, les vrais problèmes auront été dissimulés et leur solution une fois de plus différée par des procédés qui ne peuvent qu’aggraver la situation. Décidément, en matière d’éducation, il semble que tous les gouvernements n’aient qu’un souci : gagner du temps et se débarrasser du mistigri sur leurs successeurs. L’OPINION ANESTHESIEE Il faut bien reconnaître que cette politique de l’autruche est conduite sans susciter l’émoi du grand public ; bien plus, elle est très largement approuvée. Ceux qui sont avertis et multiplient les mises en garde ont souvent le sentiment de prêcher dans le désert. Il n’est pratiquement aucune mesure démagogique qui ne rencontre une très large adhésion enthousiaste des médias, dont l’influence est extrêmement corrosive en la matière. J’en prendrai un exemple : la lutte contre l’échec scolaire. Si ce terme désigne simplement les redoublements et la sortie de l’école sans diplôme, alors le remède est très simple : interdisons les redoublements et donnons le parchemin à tout le monde. Mais si ce ne sont là que les symptômes du mal, il faut agir différemment pour lui porter remède. "Le redoublement du cours préparatoire, un lourd handicap pour l’avenir", telle était la légende d’une photo dans un article récemment paru. Mais que signifie cette assertion ? Le redoublement est-il signe du handicap ou en est-il la cause ? J’ai bien peur qu’on confonde volontairement l’un et l’autre. Je ne dis pas qu’il n’y ait pas d’autres formules à concevoir pour les "élèves en difficulté", mais encore faut-il les inventer et les expérimenter plutôt que d’inciter sournoisement, à l’aide de comparaisons avec d’autres pays encore plus laxistes que le nôtre (s’agirait-il du Danemark ou de la Grèce), à l’adoption d’une politique qui, agissant sur les seuls symptômes, n’enrayera aucunement les progrès du mal en limitant le nombre des redoublements. En revanche, le problème le plus grave, celui de la formation et du recrutement d’enseignants qualifiés, est encore très largement sinon ignoré, du moins sous-estime. Laissons de côté ce qui concerne la formation souhaitable, qui peut soulever des litiges. En matière de recrutement, la crise, dont la gravité est indéniable, tient au nombre insuffisant des candidatures de qualité. Tous les niveaux de recrutement (même celui des professeurs titulaires des Universités) sont affectés, quoique à des degrés divers. Comme nous l’avons déjà dit, on recrute par petites annonces des maîtres auxiliaires et le Ministère en est réduit à prévoir des campagnes de publicité en faveur des carrières de l’enseignement. Les meilleurs normaliens aspirent, au mieux, à une carrière de chercheur, non de professeur. On voit des scolarités à la rue d’Ulm suivies d’une entrée à l’E.N.A., jamais l’inverse... Il serait facile de multiplier tes signes alarmants. Il a déjà été question de ces problèmes dans ces colonnes : nous en reparlerons, car de leur solution dépend celle de tous les autres. Pour l’instant, notons simplement que la gravité du mal, la complexité des causes de cette situation, rendent tout à fait utopique l’affichage de certaines ambitions pour l’an 2000. Il ne faudrait pas qu’on le laisse ignorer. L’accalmie actuelle ne doit donc pas nous tromper. Les problèmes les plus graves ne se dissiperont pas, comme par miracle. Nous les retrouverons, un jour ou l’autre. Maurice BOUDOT Tweet |