.componentheading, .contentheading, div.module h3, div.module_menu h3, div.module_text h3, h2, a.contentpagetitle { font-family:Nobile;} #top_outer { border:none;}
Lettre N°2 - CRÉER L'IRRÉVERSIBLE
Le talent du gouvernement dans l'art de la dissimulation n'est plus à contester. S'il en fallait une preuve nouvelle, on la trouvera dans le projet relatif à l'enseignement privé que M. Savary a présenté le 19 octobre. Saluons d'abord la remarquable mise en scène. La "copie" de M. Savary était remise avec un retard considérable : n'était-ce pas le signe qu'on avait beaucoup travaillé sur ce devoir de vacances et que le projet serait radicalement différent des propositions faites le 20 décembre 1982 ? Des ragots complaisamment amplifiés laissaient entendre qu'"on" avançait, avec patience et persévérance, vers la solution de problèmes délicats. Enfin, on s'était assuré le concours de quelques comparses, prêts à jouer le rôle de composition des "abominables sectaires" qui trouvent qu'on met vraiment trop de temps à en finir avec l'école libre et qu'on respecte inutilement les formes dans un combat dont ils ont déjà décidé l'issue. A eux les honneurs du petit écran ! On les a vus et on les reverra très probablement, comme en témoigne la récente manifestation d'Yssingeaux. Ils sont précieux : leur seule présence garantit à M. Savary une situation d'habile conciliateur, une image d'homme modéré. Tout ceci était parfait : plutôt que de dépendre du Ministère de la Culture, les arts du spectacle devraient désormais être rattachés au Ministère de l'Éducation Nationale. Venons-en au texte. Un long préambule expose en un style lénifiant quelques principes fondamentaux. On affirme notamment "la liberté de l'enseignement" qui "interdit le monopole de l'État et contribue à la liberté de choix des familles à l'égard de l'éducation". N'y a-t-il pas là de quoi satisfaire les esprits les plus sourcilleux ? Il est vrai que celui qui poursuivra la lecture constatera qu'on veut "réduire progressivement les différences (entre enseignement public et enseignement privé)", différences qui sont censées faire obstacle au principe de la liberté de l'enseignement. On soutient bien que, pour être nationale, l'éducation n'a pas à être uniforme. Toutefois cette diversité concerne des établissements qui tous concourent au "service public" et "doit être placée au service d'une mission éducative globale". Quiconque est attentif au texte s'apercevra qu'après avoir prononcé quelques formules magiques - "liberté de l'enseignement", "pas de monopole d'État" - pour désarmer l'adversaire, on s'apprête à les vider de tout contenu. Mais, il y faut du courage, car le style de ce texte est particulièrement laborieux. On aurait pu croire que l'Éducation Nationale donnerait l'exemple de la clarté de l'expression. Ce n'est pas le cas. Comme on ne veut pas soupçonner les capacités, on est porté à craindre que l'obscurité ait été jugée favorable pour dissimuler quelques méchants desseins. La suite, qui est l'essentiel, c'est-à-dire le contenu même des propositions de M. Savary, permettra d'en juger. Inutile d'épiloguer sur l'obscurité des procédures qui combinent trois méthodes de solution (concertation nationale et consultations académiques, expérimentations sur zones, commissions nationales de conception) tout en distinguant trois groupes de problèmes dont seul un esprit futile pourrait supposer qu'ils correspondent aux méthodes précédemment distinguées. La rue de Grenelle a, en matière de combinatoire, des vues qui dépassent un entendement moyen. Naturellement, tout ceci est de la poudre aux yeux. Mais il ne s'agit pas seulement de dérouter le lecteur du texte ; il s'agit également d'instaurer des discussions dans des conditions si confuses qu'on ne sache jamais où on en est, ni de quelle question on discute, ni quelle décision a été prise. La distinction des groupes de problèmes est ainsi plus apparente que réelle : par la force des choses, qui commencera à parler de l'un d'eux s'obligera à les aborder tous à la fois. Cette distinction est fondée sur un principe apparemment raisonnable : grouper les problèmes par ordre de difficulté croissante. Mais, lorsqu'on examine la liste (non exhaustive, est-il dit) des problèmes rangés dans chacun de ces groupes, on est extrêmement surpris : des problèmes de nature différente, sans rapport manifeste, sont rangés dans un même groupe, tandis que des questions voisines sont réparties dans des groupes différents. Est-ce de la confusion ? Oui, mais elle est volontaire. A lui seul, le groupement des problèmes constitue un engrenage qui fait que des modifications minimes de l'équilibre actuel sur des problèmes mineurs conduiront irrésistiblement à le bouleverser totalement. On s'assurera de ce diagnostic par l'examen des problèmes du premier groupe, qui doivent être résolus avant la fin de la prochaine année scolaire et dont il est impudemment affirmé que "leur examen ne porte pas le débat au plan des principes généraux". Qu'il y ait lieu de résoudre rapidement les difficultés d'application des lois Debré-Guermeur créées par la loi de décentralisation (dont il faut rappeler que les socialistes l'ont fait voter sans attirer l'attention sur ce type de conséquences funestes), admettons-le. Admettons aussi l'opportunité de "budgets prévisionnels" pour l'enseignement privé. Ces problèmes ne posent vraisemblablement pas de questions de principe. Mais, il en va tout autrement lorsqu'il s'agit de la modification des procédures de l'ouverture de classes ou de la fonctionnarisation des maîtres du privé, rangées de façon étonnante dans le premier groupe de problèmes. Là, ce sont bien des questions de principe qui sont posées et un mécanisme irréversible qui est mis en place. L'ouverture des classes se fera en appliquant "une partie du mécanisme de la carte scolaire". Entendons par là que lorsqu'un établissement privé voudra assurer un enseignement spécifique en créant de nouvelles classes, aussi nombreux que soient les candidats, on lui refusera toute subvention en invoquant les capacités d'accueil du public, voire de vagues projets de développement de ces capacités. Il suffit de penser à l'affaire de Quimper pour voir ce que ceci donnera concrètement. "Carte scolaire", le terme sacré pour les partisans du grand monopole, est d'emblée prononcé. Inexorablement, son application sera étendue à tous ses aspects, notamment la sectorisation qui assigne autoritairement dans le secteur public un enfant à tel établissement en fonction du domicile des parents. C'est clairement affirmé : l'exercice du libre choix des familles, qu'elles choisissent le public ou le privé, se fera "dans le cadre d'une carte scolaire", dont on affirme, pour nous rassurer, qu'elle sera "assouplie". Autrement dit, le choix entre établissements privés, aujourd'hui totalement libre, sera dans un proche avenir très considérablement limité. La "sectorisation" est tenue pour un problème du troisième groupe, mais sa solution est déjà préparée par les mesures du premier groupe, puisqu'en bridant dans l'immédiat le développement du privé, on fait en sorte qu'ultérieurement le choix des parents ne puisse se porter que sur le public. En ce qui concerne la fonctionnarisation des maîtres de l'enseignement privé, les faits sont encore plus patents. Il ne faut pas croire qu'il s'agit simplement de changer la "ligne budgétaire" sur laquelle ces maîtres sont rémunérés, et que le changement est sans conséquences. Qui dit fonctionnarisation, dit règles de gestion strictes, certaines déterminées par le statut de la fonction publique. Ces règles concernent notamment l'avancement et la mutation. Il ne s'agit donc pas simplement de satisfaire le désir de quelques volontaires qui croient trouver dans l'état de fonctionnaire quelques avantages. Fonctionnarisés, ils dépendront de l'autorité publique, qui pourra, dans une très large mesure, les affecter à d'autres établissements du public ou du privé et même les remplacer par des maîtres du public. 15 000 maîtres fonctionnarisés, c'est 15 000 emplois publics dans les établissements publics pour toujours. Le choix des volontaires aura donc des conséquences qui s'exerceront bien après qu'ils aient pris leur retraite. Tout ceci est avoué, avec quelques précautions oratoires, lorsqu'on évoque les problèmes (du second groupe) de gestion de ces personnels fonctionnarisés. Mais ces problèmes sont inévitables, et leur solution quasi imposée, dès l'instant où la fonctionnarisation (mesure du premier groupe) aura été effectuée. Dans le secteur public, un chef d'établissement n'est qu'un échelon intermédiaire de la hiérarchie (par exemple, les notes qu'il attribue aux professeurs peuvent être modifiées par l'inspecteur d'Académie, le Recteur). Comment appliquer le système à un chef d'établissement privé qui a sous son autorité des fonctionnaires ? Une seule solution : lui attribuer également le statut de fonctionnaire. La mesure n'est pas ouvertement annoncée (on parlera simplement de l'intervention de l'autorité publique dans leur nomination), mais elle sera inévitable. Et qui peut être mis sous l'autorité d'un fonctionnaire, sinon d'autres fonctionnaires ? Voilà comment pour éviter les conflits de compétence, on sera obligatoirement conduit à étatiser totalement l'enseignement privé. Au risque de présenter un exposé un peu complexe, j'ai voulu démonter les mécanismes. Il était nécessaire de le faire. Sous son apparente confusion, le projet Savary cache une logique implacable. A partir de mesures ponctuelles, dont l'impact semble relativement limité, il s'agit de créer l'irréversible, de déclencher un processus qui ne peut aller qu'à son terme, l'instauration du fameux service public annoncée depuis deux ans et qui n'est aucunement différée. Quant au fond, le nouveau plan de M. Savary n'est donc nullement en retrait par rapport aux propositions présentées neuf mois avant. Il s'en distingue simplement par une plus grande prudence dans la manifestation des intentions du gouvernement, prudence qui lui est imposée par les sentiments de l'écrasante majorité des Français. Le mécontentement du Comité National d'Action Laïque est exclusivement motivée par des considérations relatives à la forme de ces nouvelles propositions, et accessoirement par la crainte que des motifs purement circonstanciels conduisent à différer un peu la réalisation de certaines mesures. Il aurait aimé qu'on affirme ouvertement les principes directeurs et qu'on claironne l'objectif de l'opération. Pour lui, la mise à mort de l'école libre doit tenir de l'exécution publique et non de l'étouffement progressif. C'est une question de prestige pour cette organisation. Mais qu'elle soit rassurée ! Ce que M. Savary dissimule avec soin dans ses documents officiels, M. Mauroy le proclame au Congrès de Bourg-en-Bresse avec sa naïveté coutumière : il est acclamé sans qu'aucune voix n'ose exprimer une opinion contraire. M. Poperen vient assurer les manifestants du C.N.A.L. de son soutien. Les choses sont donc claires : ce que cache le gouvernement, le parti l'avoue. Pour des motifs légitimes (souci de respecter les vœux des Français qui souhaitent des négociations encore qu'ils soient parfaitement conscients des desseins du gouvernement, comme le prouve un récent sondage, crainte de voir se multiplier les mesures de représailles dont il faut souligner la bassesse scandaleuse, désir un peu illusoire de gagner du temps), les responsables de l'école libre n'ont pas cru devoir opposer aux propositions de M. Savary un refus catégorique. Ils ont néanmoins formulé un certain nombre de conditions préalables qui sont, pour l'essentiel, à peu près satisfaisantes. Il est à prévoir que, s'il y a négociation, toute la stratégie du gouvernement consistera à faire en sorte que ces conditions ne soient pas respectées. C'est dire que les risques pris sont considérables et que la plus grande vigilance s'impose. D'autant plus que le gouvernement dispose d'une arme redoutable qui consiste sous couvert de "rénovation pédagogique" à réaliser simultanément un double objectif, la disparition de l'enseignement privé et la mise en place de la détestable réforme des collèges préconisée par M. Legrand. J'ai quelques raisons de croire que ce piège n'a pas été démasqué. Mais c'est là un autre problème dont nous aurons bientôt à reparler. Maurice BOUDOT Tweet |