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Lettre N° 45 - UNE RENTRÉE DE TRÊVE
Nous avons connu des trêves plus ou moins durables dans les batailles auxquelles donnent lieu les questions scolaires, mais la coutume voulait que chaque rentrée fût le prétexte d’une agitation revendicative, l’occasion de prises de positions véhémentes. Cette année, la rentrée se déroule dans le calme comme si les querelles étaient apaisées, les problèmes les plus brûlants résolus.
On ne peut que s’en féliciter, mais il n’y a pas tellement lieu de s’en étonner. Déjà le départ en vacances s’était effectué sans que soient soulevées les polémiques habituelles. Certes, les résultats de quelques jurys de baccalauréat avaient donné lieu à des protestations, d’ailleurs peut-être fondées, et créé l’occasion de reprendre l’inépuisable débat sur les défauts de l’examen-couperet et les avantages supposés du système de "contrôle continu", c’est-à-dire en fait d’une évaluation de chaque élève par ses propres professeurs. Bien entendu, il y avait eu un petit débat journalistique. Le Monde pouvait se distinguer par ses positions en flèche et l’occasion lui était donnée de reprendre son argumentation traditionnelle sur la nécessité de changer le système de notation pour le baccalauréat : "Il devra être modifié" titrait-il sentencieusement (le 11 juillet) sans qu’on sache comment interpréter ce prophétique "devra". Mais devant la ferme opposition de M. Bayrou qui réaffirmait la nécessité d’un examen national anonyme - quels que puissent être ses défauts - les criailleries cessèrent et la sagesse ministérielle l’emporta. C’était de bon augure pour la rentrée. Les circonstances sont peu favorables à une agitation : la faiblesse des syndicats qui mènent traditionnellement la danse concourt avec la prudence exigée d’eux en période pré-électorale, s’ils ne veulent pas nuire aux causes qui leur sont chères. La politique de M. Bayrou est marquée par une habile prudence, servie par un réel talent de "communicateur". Presque aucune de ses décisions ne donne lieu à diatribe. A vrai dire, le résultat est acquis au prix de l’extrême modestie des innovations, de sorte qu’on laisse un peu pourrir les problèmes générateurs des conflits les plus graves. Mais peut-être est-ce le prix à payer pour que l’école bénéficie d’un peu de paix ? UN CONTRAT PEU NOVATEUR M. Bayrou vient de faire connaître ses décisions (et ses intentions) à l’ensemble des fonctionnaires placés sous son autorité. Elles sont présentées dans une brochure largement diffusée, intitulée Le Nouveau Contrat pour l’école. Les 158 décisions annoncées (que nous désignerons par leur numéro de référence) sont, pour l’essentiel, celles dont nous avons déjà parlé. Malgré l’insistance mise sur leur nouveauté, elles n’apparaissent pas très originales. En tout cas, elles ne manifestent pas une volonté de rupture de M. Bayrou avec ses prédécesseurs sur le plan des principes. Ce sont toujours les mêmes priorités dans les objectifs : c’est "pour lutter contre l’inégalité", qu’on accorde "priorité au fondamental" (p. 5). Et cette obsession de la lutte contre les inégalités est ce qui détermine l’attention dont les ZEP (zones d’éducation prioritaire) sont l’objet. On annonce qu’on y concentrera l’action sur les maternelles (13), qu’on créera des internats dans les banlieues et en milieu rural (34). Rien d’absurde, ni de scandaleux, tout au contraire ; mais on passe un peu trop sous silence le problème du choix et de la formation des personnels destinés à exercer dans ces ZEP, et l’objectif en question avec son aspect tout à fait prioritaire, alors qu’on semble un peu négliger le sort des élèves ordinaires, finit par être exaspérant. Au chapitre des remèdes, on doit retenir un goût immodéré pour les potions institutionnelles : à tout problème un peu délicat, on répond par la création d’un comité (de préférence à fonction consultative). Par exemple, s’il faut réfléchir à la citoyenneté et préciser les attentes de la nation, "un groupe de travail sur la citoyenneté est mis en place (106)" ; ou "il est créé un haut comité de la formation professionnelle initiale destiné à rassembler divers organismes (86)" et, pour favoriser le dialogue avec les lycéens, "il est créé un Conseil national de la vie lycéenne (ajout)" etc. Je passe sur les mesures qui relèvent des fictions administratives comme lorsqu’on décide que "les ATOS (personnels non enseignants de l’éducation nationale) sont reconnus comme membres à part entière de la communauté éducative (142)". Quant à la création d’un observatoire national de la lecture pour évaluer les pratiques pédagogiques (5) et permettre d’y voir un peu plus clair sur les mérites des diverses méthodes qui s’opposent (depuis cinquante ans au moins !), c’est une initiative très louable. De même la décision d’accorder une priorité à ce qui est fondamental, en tout premier lieu la connaissance de la langue française parlée et écrite (2, 41) "surtout dans les zones d’enseignement prioritaire" en s’inspirant "notamment des méthodes d’apprentissage du français-langue étrangère" est une initiative courageuse (6) ; mais quel sens précis donner à ces mesures ? De même on ne peut qu’approuver ce qui concerne l’instauration de parcours diversifiés au collège (24, 43). Toutefois, sur ce chapitre également on en reste surtout à l’affichage des intentions et on justifie un peu trop cette diversification par "l’aide aux plus défavorisés" : ainsi M. Bayrou dit-il dans une interview au Figaro du 8 septembre (p. 12) que "le nouveau collège doit répondre en priorité aux enfants en difficulté auxquels, jusque-là, on proposait une réponse pédagogique uniforme et qui n’avaient d’autre choix lorsqu’ils avaient raté une marche que de suivre de classe en classe sans jamais combler leur retard", alors qu’il n’ignore certainement pas que les classes hétérogènes nuisent à tous les élèves, les excellents comme les pires. Si on ajoute à cela des mesures peu tapageuses (comme les études surveillées à l’école primaire) mais que leur convergence doit rendre efficaces, on a un bilan sérieux, globalement positif, qui manifeste la connaissance réelle des problèmes de l’éducation nationale qui doit être celle de M. Bayrou. La présentation met en valeur des mesures annoncées dès le printemps. Tout ce qu’on peut reprocher à cet ensemble, c’est d’abord de sacrifier à des rites terminologiques consacrés et ensuite sa timidité. On a constamment l’impression que M. Bayrou est disposé à agir, en particulier en ce qui concerne la diversification, mais comme retenu par une prudence peut-être excessive. En tout état de cause même si le bilan est assez mince dans ce domaine, il va dans le bon sens, comme on dit dans certains milieux. LE DÉNUEMENT DE L’ÉCOLE LIBRE Il n’en est pas du tout de même pour ce qui concerne la situation de l’enseignement privé qui n’est améliorée en aucune manière. Le malencontreux arrêt du Conseil constitutionnel l’a privé de ce qu’il était en droit d’espérer : l’aide des collectivités locales pour les investissements immobiliers et l’entretien des bâtiments. Bien plus, le rapport du doyen Vedel n’a mis en évidence le dénuement de l’enseignement privé qu’en concluant à partir de données qui prouvent qu’il n’est pas en mesure de remplir les exigences les plus élémentaires en matière de sécurité. Bref, de nouvelles obligations pèsent sur lui, sans aucune compensation. Ajoutons que l’arrêt constitutionnel affaiblit sa cause dans de nombreux contentieux administratifs. On peut être très bref à ce sujet : la tentative de réviser la loi Falloux s’est soldée par une déroute. Quel remède suggérer ? Revenir sur ce qu’a dit le Conseil constitutionnel est quasi inconcevable ; on ne peut songer à faire trancher l’affaire par un référendum à l’issue incertaine et à la légalité douteuse. La solution idéale consisterait à réviser de fond en comble les procédés de financement de l’éducation (par exemple, par le système du chèque-éducation), mais la mise en place de cette réforme exigerait du temps et de la réflexion. Dans l’attente, il faudra bien recourir à des aides temporaires de l’Etat (que n’interdit aucunement la décision en question) pour les travaux d’entretien, notamment en matière de sécurité. L’actuel secrétaire général de l’Enseignement catholique se plaint d’avoir obtenu des crédits très insuffisants en la matière. Il aura une triste fin de mandat, lui qui avait eu la naïveté de croire à l’innocuité du camp laïque. LAÏCITÉ ET VOILE ISLAMIQUE Depuis cinq ans, la question du port du voile islamique dans les écoles publiques laïques empoisonne régulièrement la vie scolaire. Le manque de caractère dont avait fait montre M. Jospin, qui n’avait pas voulu prendre ses responsabilités, l’avait conduit à demander au Conseil d’Etat de trancher l’affaire. De là un arrêt ambigu, dont nous avons parlé et qui doit être dans de nombreuses mémoires. Cette ambiguïté a conduit les tribunaux administratifs à prendre dans des cas particuliers des arrêts de sens opposés, mais de plus en plus favorables à l’autorisation du port du voile. Quoi qu’en prétende aujourd’hui même (le 18 septembre) M. Jospin, le phénomène se répand, et la situation serait sans nul doute très différente si, au lieu de se tourner vers la justice administrative (qui interprète la loi sans légiférer elle-même, contrairement à ce que laisse entendre M. Jospin), il avait fait prendre à la majorité qui le soutenait la responsabilité d’un texte de loi. Mais cette majorité avait des états d’âme à l’époque. Après une période de réserve sur un tel problème, M. Bayrou vient de trancher : il annonçait le 8 (dans Le Figaro) qu’il fallait persuader "que la religion est une affaire privée, qu’il n’est pas possible d’accepter que l’école soit constituée de communautés séparées". De là une conclusion encore un peu fuyante : "C’est un problème d’éducation civique, de respect d’autrui. L’école laïque est l’école de tous et nul ne doit s’y trouver choqué." Depuis, le ton s’est fait beaucoup plus énergique. Dans une interview au Point (du 10 septembre), il affirme qu’on peut accepter à l’école des signes religieux discrets, mais non "ceux qui sont si ostentatoires qu’ils séparent les jeunes entre eux" et qu’il compte parmi eux les voiles islamiques. Il donnera des consignes fermes mais demande qu’"on fasse œuvre d’éducation avant de faire œuvre de répression". Ajoutons que lorsqu’on lui demande ce qu’il fera devant les tribunaux administratifs récalcitrants, il pense saisir le Conseil d’Etat de la question : comme si sa seconde décision ne devait pas être vraisemblablement aussi ambiguë que la première ! Ce n’est qu’en tout dernier ressort qu’il songe à demander au pouvoir politique de prendre ses responsabilités par le vote d’une loi. La détermination de M. Bayrou n’est donc pas aussi pleine et entière qu’il y paraissait d’abord. Il y a certes d’excellents aspects dans sa décision, qui sont précisément ce qui a donné lieu à critique ! On s’est plaint du caractère impératif des instructions données, alors qu’on avait jadis déploré que l’autorité centrale ait renoncé à trancher et suscité ainsi l’anarchie. Il ne faut pas demander tout et le contraire de tout ! S’il est une instruction que j’approuve très fortement, c’est l’interdit de toute médiatisation des situations conflictuelles : "Pas de prise de vue. Pas de déclaration de vous-mêmes et de vos collaborateurs." Telles sont les instructions aux chefs d’établissements. Quand on constate l’impudeur avec laquelle la presse exacerbe les passions des enfants pour faire de l’image ou de la copie, on ne peut qu’approuver le ministre. Je ne pense pas que les mesures annoncées soient très efficaces, ni que M. Bayrou soit aussi résolu qu’il y paraît tout d’abord. En bref, je me rangerai à l’avis de M. Chevrière, le proviseur de Creil, aujourd’hui parlementaire, rapporté par Le Figaro du 13 septembre : "La question est mal posée. Il ne faut pas la limiter au foulard islamique, mais l’élargir à la laïcité en général, aux convictions politiques par exemple [...] On ne pose pas le problème de la laïcité en désignant une communauté du doigt [...] Ce qu’il faut c’est une loi organique fixant le concept de neutralité et de laïcité." Ajoutons qu’une telle loi qui correspond aux vœux d’une majorité massive de Français ne risque guère la censure constitutionnelle en période pré-électorale. Les temps conviennent et on ne comprend pas que M. Bayrou diffère l’appel à ce remède radical. Maurice Boudot. Tweet |