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Lettre N° 44 - GOUVERNER AU FIL DES SONDAGES
Si, en matière d’éducation, le gouvernement avait eu quelque projet audacieux, il aurait été guéri de toute témérité par les deux échecs qu’il a subis depuis le début de l’année : la révision de la loi Falloux, réforme pourtant mesurée, plus symbolique que décisive, a été arrêtée par le Conseil constitutionnel et a donné l’occasion à la gauche laïque de rassembler une de ces manifestations unitaires qui constituent son élixir de longue vie. Quant à l’instauration du fameux C.I.P., tenu un peu abusivement pour relevant de la politique de l’éducation, tout le monde a en mémoire la façon malhabile et assez déshonorante dont il a été retiré sous la pression de la rue. Le Parlement vient de porter en terre le projet en abrogeant les dispositions légales qui fondaient le décret de M. Giraud. Il l’a fait dans la même apathie de l’opinion qui avait présidé à leur adoption ! Dans les deux cas, l’épisode est clos.
Ni dans un cas, ni dans l’autre, la mise en œuvre du projet n’aurait amélioré la situation de façon décisive. Aussi, intrinsèquement, ces deux échecs ne portent pas à des conséquences considérables. En revanche, ils sont très funestes parce qu’ils sont révélateurs de l’impuissance du gouvernement à réformer le système éducatif. C’est ainsi qu’ils ont été perçus, et ils ont suscité une vague de défaitisme dans les sphères gouvernementales qui cherchaient des excuses à leur volonté de ne rien faire. Dans les deux cas, les fautes commises n’étaient pas vraiment graves. Dans le premier, tout dérivait de la faiblesse manifestée au départ, quand on avait accepté, sans la moindre protestation, une lecture de la constitution trop favorable au président de la République dans la distribution des pouvoirs. Bien entendu, le renvoi à la session d’octobre de la discussion sur la "loi Falloux" n’était pas pris à la légère et on donnait ainsi à la gauche le temps et le moyen de mobiliser ses troupes, ce qui lui était strictement impossible en juillet. L’affaire était donc d’importance et l’échec serait retentissant. Rétrospectivement, c’est l’un des cas où l’on peut dire que lorsqu’on ne veut pas se soumettre, il faut être prêt à se démettre. Quant au Conseil constitutionnel, il n’a fait en quelque sorte que sceller l’échec, rendre la difficulté quasi insurmontable pour qui n’a pas l’habileté et la ténacité de nos amis italiens ! Dans le second cas, tout résultait d’une invraisemblable accumulation de maladresses de présentation qui nous obligent à douter de l’existence de services ministériels chargés de la communication (à moins de supposer qu’ils aient pour principal dessein de nuire à ceux qu’ils prétendent servir !) Mais l’échec fut considérablement aggravé par l’étrange volonté de maintenir des bribes du projet initial, par le refus d’une armée gouvernementale en déroute de capituler purement et simplement, alors que chacun voyait clairement que telle serait l’issue. A guerroyer en retraite, on n’a fait que se déconsidérer et donner à l’adversaire ces gages importants pour l’avenir. Tout le monde savait que la cohabitation n’est pas propice à une rénovation du système éducatif, œuvre qui exige du temps, et reste toujours délicate en raison du pouvoir acquis par des organisations portées au corporatisme conservateur et hostiles (dans leur majorité) à l’actuel gouvernement. Personne n’attendait de miracles. Toutefois, il aurait pu y avoir d’emblée plus de changements parmi les hauts responsables de l’Education nationale dont la nomination dépend du gouvernement. Le faible mouvement esquissé pendant un temps semble actuellement arrêté. De plus, on pouvait revenir sur certaines mesures sectorielles en cours d’application. Enfin on pouvait procéder à des corrections mineures qui n’allaient pas déclencher une tempête. Tout ceci n’a été fait que très imparfaitement. Je veux bien que, faute de pouvoir l’emporter, on préfère ne rien faire et s’enfermer dans l’expédition des affaires courantes. C’est à peu près la politique conduite dans les universités. Mais au moins ne faut-il pas encourager systématiquement les procédures les plus démagogiques et présenter de façon bruyante, sous un habillage rutilant, quelques pauvres mesures qui appartiennent à l’arsenal courant de la rue de Grenelle. On vient pourtant de tomber dans l’un et l’autre de ces travers. En arrivant au ministère, M. Bayrou, qui est homme d’expérience et de bon sens, et dont on ne peut nier la ténacité, avait fixé quelques objectifs de son action. Pour qui savait lire entre les lignes, il était manifeste qu’il s’agissait d’abord de recentrer l’enseignement de l’école élémentaire sur les disciplines fondamentales, ensuite d’apporter remède à la malencontreuse instauration du collège unique, œuvre de M. Haby. Aujourd’hui, M. Balladur a cru indispensable d’illustrer les propositions de M. Bayrou qu’il juge dignes d’être retenues (150 sur 155... et personne ne semble se soucier de savoir quelles sont les cinq propositions qui ont disparu) en introduisant leur présentation lors d’une séance solennelle dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne. C’est beaucoup de bruit pour rien. Ces propositions, dont M. Bayrou dit qu’elles sont présentées "indépendamment, sans commentaire, sans hiérarchie et surtout sans habillage", c’est-à-dire un simple catalogue, deviennent pompeusement un "nouveau contrat pour l’école". Elles ne contiennent pourtant rien de très neuf ou de très inattendu : soutenir que "la maîtrise de la langue française doit devenir la priorité des priorités de l’école" avait déjà été dit. Il s’agit quelquefois de mesures déjà appliquées ou en cours d’application (ainsi pour l’éducation civique, ou pour l’instauration d’enseignements de "consolidation" - jusqu’à maintenant, on disait "soutien") et quelquefois d’objectifs irréalisables : où trouvera-t-on les enseignants capables d’assurer l’initiation quotidienne à une langue vivante depuis le cours élémentaire ? Lorsqu’on sait qu’on a dû différer l’application de certaines dispositions de la réforme Lang renforçant l’enseignement des langues vivantes dans les premiers cycles universitaires faute d’enseignants qualifiés, on comprend qu’il ne peut s’agir ici que d’un objectif lointain ! Le plus intéressant, ce sont les quelques mesures qui marquent la volonté de "promouvoir la diversité", de lutter "contre le moule unique et la pédagogie uniforme", comme l’introduction d’un enseignement optionnel du latin en 5e, ou d’une seconde langue vivante en 4e. Mais ces mesures de "différenciation" sont très timides et, sans être rejetées, ce sont elles qui sont le moins bien accueillies du public. Car, et nous en venons par là à la méthode employée pour élaborer ce projet, le catalogue des mesures suit fidèlement les enseignements d’un sondage commandé à la Sofres ; de plus il a été à peu près approuvé lors d’une large consultation des principaux partenaires de l’éducation. Mais pour les sondages, on sait que des mesures peuvent être approuvées prises séparément, mais que les problèmes surgiront lorsqu’il faudra les hiérarchiser, voire choisir entre ce qui est incompatible. Quant à la large consultation, chacun sait que le consensus n’est jamais dégagé dans ce style de réunion que sur le plus petit dénominateur commun ! Qu’on ait voulu se prémunir contre les mauvaises surprises, c’est bien compréhensible. Mais il n’est pas sûr que ce soit très efficace. Avec un débat parlementaire en automne sur une vague "loi d’objectifs", que certains voudraient voir changer en loi de programmation, les fissures déjà apparues ont le temps de s’élargir. Déjà, certains renâclent à l’idée que les "filières" distinctes risquent de renaître, et avec elles la sélection ! Bien sûr, on a déjà entonné la fameuse complainte, que "ces mesures ne sont pas vraiment mauvaises, mais exigeraient beaucoup plus de moyens". Avec le débat budgétaire à l’automne, rien n’exclut donc les mauvaises surprises d’une agitation qui prendra prétexte de la mauvaise application des "promesses" de juin. Le spectacle de la pusillanimité gouvernementale ne peut qu’encourager les opposants. Cette manie de la consultation, pour dégager sa propre responsabilité, conduit le gouvernement à se mettre dans d’étranges situations. A la suite de l’affaire du C.I.P., qui n’avait duré que trop longtemps, au lieu de conclure qu’il avait mal manœuvré et qu’on avait exploité l’inquiétude des jeunes devant le chômage, le déficit de formation, M. Balladur a pensé qu’il fallait "mieux identifier les attentes de la jeunesse et encourager le dialogue des jeunes avec les adultes". Pour atteindre l’objectif, on lancera une enquête d’une ampleur sans précédent, puisqu’elle concerne les huit millions de jeunes de quinze à vingt-cinq ans ! Le questionnaire est rédigé par une commission dont on confie la présidence à Mme Alliot-Marie, ministre de la Jeunesse et des Sports, mais composée à la discrétion du Premier ministre de personnalités dont la présence est un peu déroutante : un animateur d’une émission sulfureuse sur une radio libre, une animatrice de télévision, le P.D.G. d’une compagnie d’assurance, etc. Le plus qualifié est un sociologue, l’inévitable Alain Touraine, qui figurait sur la liste "L’Europe commence à Sarajevo" ! En un mot je ne pense pas que si les électeurs de la majorité actuelle ont prêté quelque attention à cette affaire, la composition de la commission soit de nature à les satisfaire. Le questionnaire mis au point va être diffusé incessamment. Ceux qui seront retournés (dans quelle proportion ?) seront exploités par diverses agences. Coût de l’opération : 30 millions. Bien entendu, qui est au courant des techniques de sondage sait que les résultats seront dépourvus de toute garantie scientifique d’objectivité. (Ne serait-ce qu’en raison du fait que restera totalement ignoré le biais de l’échantillon constitué par les réponses obtenues). Mais soyons assuré que toute cette masse de données sera exploitée dans tous les sens pour faire passer les mesures les plus extravagantes, puisque les jeunes que "le gouvernement ne pourra plus ignorer" (selon un membre de la commission cité dans Valeurs actuelles) veulent ceci ou cela, dira-t-on ! Mais on est allé plus loin dans la démagogie : comme le questionnaire suscitait un enthousiasme très modéré, car beaucoup de destinataires pensaient qu’on ne tiendrait aucun compte de leur avis, on a plus ou moins promis qu’on ferait passer dans la réalité le maximum de ces vœux. Il est absurde de supposer qu’une mesure qui concerne les jeunes doit être prise par les jeunes eux-mêmes, de façon prioritaire ou exclusive. Il est scandaleux qu’on escamote en quelque sorte le rôle de la représentation nationale. Il y a une Assemblée, élue il n’y a guère plus d’un an, à elle et au gouvernement qu’elle contrôle de décider et non à un échantillon aux contours indécis dont les souhaits sont recueillis par des procédures qui n’offrent aucune garantie démocratique. Cette dérive est alarmante : se multiplient les exemples de cas où on demande à des enfants (ou à de jeunes adolescents) de faire pression sur les adultes en tel ou tel sens. Il y a quelque temps on rassemblait des classes entières sur le Champ de Mars pour chanter sur la Bosnie. Maintenant, c’est M. Basile Boli qui va, sous le patronage de S.O.S. Racisme, expliquer dans les écoles (de Montreuil, je crois) que nous devrions intervenir au Rwanda ! Décidément, M. Kouchner et son riz somalien ont fait école : à chaque situation internationale délicate, on essaie d’obtenir que les enfants fassent pression sur les adultes (en général dans le sens de l’intervention). C’est l’indice décisif du renoncement des adultes à assurer leur mission éducative. Et c’est ainsi que la jeunesse est livrée aux démagogues. En ce jour anniversaire, pense-t-on que le général de Gaulle avant de lancer son fameux appel l’aurait soumis à l’opinion des cours de récréation ? Maurice Boudot, le 18 Juin 1994 Tweet |