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Lettre N° 25 - DES DOUTES AUX AVEUX
La rentrée scolaire n’a pas beaucoup retenu l’attention. Non qu’elle se soit très bien passée, mais on est résigné aux bavures. Quant aux innovations qu’on pouvait espérer ou redouter, elles sont en définitive assez modestes, de sorte qu’il faut pas mal d’ingéniosité pour les repérer. Et pourtant une (nouvelle) loi d’orientation sur l’éducation avait été votée juste avant les vacances. Il y a lieu de supposer qu’elle était destinée à modifier profondément l’organisation du système scolaire. Rarement, l’examen d’un texte législatif, en principe important, aura aussi peu retenu l’attention de la population ; dans la presse, les commentaires ont été rares. Est-ce à dire qu’il n’y ait rien de neuf ou que les questions relatives à l’école n’intéressent plus ? Je ne le crois pas. LE NIVELLEMENT Faisons la part de ce qui tient à cette résignation ou à ce découragement général qui est lié au sentiment qu’éprouvent non sans raison les Français de ne pouvoir que très peu influer sur leur propre destin. Le fait est qu’intrinsèquement le texte se situait à un tel niveau de généralité ou d’abstraction qu’il était difficile d’en mesurer la portée exacte et de le voir soulever les passions. Est-il pour cela sans importance ? Ce serait une erreur de le penser. Derrière ses formules vagues, se cache un dessein assez précis ; et surtout, en raison de leur caractère vague, elles permettent de recouvrir de la caution législative des mesures très largement laissées au bon vouloir du gouvernement en exercice. Or, il suffit d’examiner d’un peu près ce texte pour constater qu’il légitime et amplifie toute la politique suivie depuis plus d’une année. Il s’agit d’abord d’unifier les niveaux de formation, d’abroger dans le système éducatif tout ce qui de près ou de loin pourrait ressembler à un mécanisme sélectif, à une différenciation entre les types de formation offerts aux élèves. Ceci passe par l’unification dans la formation des maîtres. On s’est très largement avancé dans cette voie. La revalorisation matérielle de la condition des instituteurs était plus qu’indispensable. Il est toutefois très regrettable qu’elle ne se soit pas accompagnée de mesures d’une importance analogue pour les professeurs de lycée et qu’elle s’insère dans un ensemble de dispositions (notamment par la création d’instituts de formation communs à toutes les catégories d’enseignants du premier et du second degré) qui tendent à unifier, au moins en apparence, la formation de tous en l’alignant sur celle des catégories inférieures. On comprend que les agrégés qui n’ont bénéficié pratiquement d’aucune revalorisation, qui ont passé un concours qui semble condamné à une survie précaire, soient plus particulièrement mécontents ! Le simple fait que les étudiants n’aient pas l’assurance que les concours subsisteront assez longtemps pour qu’ils puissent s’y présenter, et qui se voient offrir comme perspective assez vraisemblable celle d’entrer dans ce qu’on appelle dans le jargon administratif un "corps d’extinction", n’est pas de nature à multiplier les vocations pour l’enseignement ! L’un des objectifs essentiels, formulé dans la loi et sans cesse rappelé dans les déclarations officielles, est la "lutte contre l’échec scolaire", entendons par là contre la multiplication des redoublements et des échecs aux examens. Bien entendu ces phénomènes traduisent incontestablement une inadaptation du système scolaire et il est indispensable d’y porter remède. Mais si à côté de quelques mesures peut-être acceptables, dont on ne peut préjuger l’efficacité - comme l’étalement pour certains élèves sur trois ans des cycles de deux ans -, le remède consiste pour l’essentiel à interdire tout simplement les redoublements et à tout faire pour accroître artificieusement la proportion des diplômés, sans se soucier du niveau du diplôme, on n’aura pas réduit l’échec scolaire : on l’aura simplement dissimulé et il continuera ses ravages comme une maladie insidieuse. Ceci a été dit, à de multiples reprises ; mais il est bon de répéter cette vérité élémentaire une fois de plus. Toute la politique de M. Jospin, tout l’appareil législatif, sont orientés vers un objectif largement privilégié : permettre à 80 % d’une classe d’âge d’atteindre le niveau du baccalauréat. Et, pour la première fois, on a vu en France la puissance législative invitée à déterminer ce que sera l’avenir. En son article 3, le projet de loi écrivait : "La nation se fixe comme objectif de conduire d’ici à dix ans l’ensemble d’une classe d’âge au minimum au niveau du C A P ou du B E P et 80 % au niveau du baccalauréat." Autant écrire dans une loi qu’on fixe comme objectif telle espérance de vie ! Ou encore que le taux de divorce sera inférieur à 2 %, d’ici dix ans ! Cette façon d’inviter le Parlement à déterminer l’avenir serait simplement grotesque et relèverait de la mégalomanie, si elle ne pouvait servir à imposer une série de mesures tenues, non sans raisons, pour les conditions indispensables de l’atteinte de cet objectif revêtu de l’onction législative. C’est ainsi qu’on interdira les redoublements, les orientations vers des filières qui ne préparent pas au baccalauréat, qu’on facilitera les examens, qu’on multipliera les pressions afin que la proportion de reçus montre que l’objectif n’est pas hors d’atteinte. Que le nombre de bacheliers s’accroisse chaque année, il n’y a donc pas tellement lieu de s’en étonner : nous avions déjà dit l’an dernier par quels procédés détournés ce résultat est obtenu. Tout ce qui compte, c’est bien entendu de pouvoir afficher des chiffres flatteurs - et, en cela, ce gouvernement n’est pas pire que les précédents, ni meilleur qu’eux - sans trop se soucier de la réalité qu’ils recouvrent. L’UTOPIE On dira que l’accroissement du taux de scolarisation dans le secondaire, l’augmentation du nombre de bacheliers, s’effectuent au détriment du niveau et qu’il n’y a pas grand-chose de commun entre le baccalauréat d’hier et celui d’aujourd’hui, que l’allongement de la durée des études n’a eu que peu de répercussions sur l’amélioration des qualifications. L’objection est banale, bien connue. Naturellement, on a pensé à y répondre. Comme par hasard, au début de l’année, a paru aux Editions du Seuil un ouvrage intitulé le niveau monte. MM. Baudelot et Establet entendaient réfuter, sous une forme un peu paradoxale, ce qu’ils tenaient pour une "vieille idée". Il va sans dire qu’ils apportaient de l’eau à la politique suivie depuis des années en matière d’éducation et dont M. Jospin accélérait le cours. Leur ouvrage doit en quelque sorte garantir sur le plan scientifique que les objectifs ministériels ne sont pas absurdes. Le livre - qui a suscité quelques remous dans la presse - méritait de retenir l’attention. Ses auteurs sont des spécialistes compétents, universitairement établis. Ils relèvent du courant de pensée autrefois illustré par M. Althusser, et dans le domaine pédagogique par Pierre Bourdieu, l’auteur des Héritiers, qui a en quelque sorte constitué le bréviaire de la pédagogie post-soixante-huitarde. L’ouvrage n’est donc pas à négliger : c’est ce qu’on pouvait faire de mieux pour défendre à partir de positions gauchistes la politique néo-socialiste de l’enseignement. Certes, il contient beaucoup d’arguments captieux pour établir, contre l’opinion reçue, qu’il n’y a pas baisse mais élévation du niveau. Montrer à coup de citations, dont la plus ancienne remonte à 1820, qu’il s’est toujours trouvé quelques responsables pour se plaindre de l’insuffisance du niveau, ce n’est pas prouver qu’on a depuis longtemps déploré sa baisse. Quant à s’étonner qu’avec un niveau plus faible, on soit en présence du prodigieux développement qui est celui de la connaissance scientifique contemporaine, cela relève du paralogisme : bien entendu, le savoir peut s’accumuler sans pour cela que les facultés de compréhension qu’en a l’homme se développent. Pascal l’avait déjà noté ! En fait, ce qui gêne les auteurs, qui adhèrent à une idéologie du progrès et qui croient par principe à la plasticité de la nature humaine, c’est que l’intelligence de l’homme soit susceptible de se dégrader, voire simplement condamnée à stagner alors que tout progresse. Et ils évoqueront les performances sportives dont l’amélioration est indéniable. Il serait pour le moins étonnant qu’il n’en aille pas de même des performances intellectuelles : tel est l’un des arguments essentiels qui est avancé. On peut répliquer qu’on fait nettement moins bien en matière de pédagogie mentale que de pédagogie sportive et que le système scolaire en application demande déjà à la nature humaine plus qu’elle ne peut donner. Ce n’est pas sur ce terrain qu’on aboutira à des conclusions assurées. Tournons-nous donc vers les faits. A partir de diverses données, dont les plus importantes sont les résultats obtenus aux tests militaires, les auteurs croient pouvoir conclure à une élévation de niveau moyen en matière d’acquisitions intellectuelles. Ils éprouvent néanmoins le besoin d’insister sur la difficulté qu’il y a à cerner et définir la notion de niveau moyen. Pour eux, l’impression illusoire qu’il y a baisse de niveau (à une étape définie de la scolarité) tiendrait au fait qu’on accueille dans les collèges une proportion d’élèves beaucoup plus importante qu’autrefois. Sans soumettre à la discussion chacune de leurs conclusions, je noterai plus particulièrement deux points. L’idée que les performances de l’école élémentaire, loin de s’améliorer, sont de moins en moins satisfaisantes n’est aucunement réfutée. La baisse du niveau à la fin du cours moyen dans des disciplines fondamentales (lecture, écriture, calcul) n’est pas une simple erreur de perspective tenant à l’accroissement de la scolarisation dans les collèges. Même si l’analphabétisme au sens strict (l’incapacité à reconnaître son propre nom écrit) est en décroissance, l’illettrisme (la difficulté à lire couramment) se maintient à un niveau alarmant ; encore que le phénomène soit difficile à cerner de façon stricte (faute de définition universellement reçue) vraisemblablement les choses se sont nettement aggravées depuis 30 ans. Malgré toute leur ingéniosité, les auteurs sont forcés de reconnaître qu’il y a une proportion d’illettrés de l’ordre de 15 %, que d’ailleurs en aucun pays, aucune politique éducative ne parvient à réduire notablement. Or, comme ils le notent eux-mêmes, la simple existence de cette masse d’illettrés rend utopique l’objectif des 75 ou 80 % de bacheliers, à moins d’un affaissement considérable du niveau du diplôme. Mais qu’en est-il précisément de ce niveau : baisse-t-il comme on le dit (et comme je le pense), est-il stable ou s’améliore-t-il comme on nous inviterait à le croire ? A vrai dire, sur ce point, MM. Baudelot et Establet sont en définitive très fuyants. Ils ne cherchent pas vraiment à garantir la conclusion provocante qu’annonçait le titre de leur ouvrage. Et c’est pourtant là le problème essentiel. Admis que le niveau moyen des connaissances et des aptitudes de l’ensemble de la population s’est accru, - ce qui est bien normal compte tenu de l’effort considérable consenti par la Nation en matière d’éducation, la prolongation impressionnante de la durée moyenne de la scolarité -, il ne s’ensuit aucunement que le niveau moyen des bacheliers s’est maintenu, pendant que leur nombre s’accroissait. Or, c’est de ce dernier niveau que dépend leur aptitude à s’insérer professionnellement, à suivre un enseignement universitaire, etc. ; de même ce niveau peut donner une idée de l’efficacité (plus que douteuse) d’un enseignement secondaire qui s’adresse à des classes très hétérogènes. Pour parler de la façon la plus mesurée, cet ouvrage au titre choquant ne contient aucune réplique décisive à ceux qui depuis des années dénoncent les effets d’une politique de nivellement scolaire. En tout cas, on trouverait difficilement dans leur ouvrage des arguments pour justifier l’objectif des 75 ou 80 % de bacheliers par classe d’âge, qualifié d’emblée d’utopique (notamment p. 57). A partir d’un calcul - qui peut susciter beaucoup de réserves - sur la corrélation entre les dépenses d’éducation et la proportion des bacheliers, les auteurs concluent à un accroissement considérable du coût marginal d’un bachelier. L’objectif des 80 % est économiquement, humainement hors de portée ; ils écrivent : "C’est donc vers l’universel abstrait et l’utopie que nous embarquent les objectifs d’excellence pour tous : la hausse du niveau et l’étoffement de l’élite se heurtent à des limites sociales et économiques" (p. 115). La première difficulté réside dans le recrutement de maîtres qualifiés. Car les chiffres avancés, même s’ils peuvent paraître prodigieux, sont vraisemblablement beaucoup trop modestes. Il faut ne se faire aucune illusion : à supposer constant le niveau du diplôme, pour une même augmentation du nombre de bacheliers, il faut un nombre de maîtres supplémentaires très croissant en fonction du nombre de bacheliers dont on part. On trouve dans l’ouvrage que nous évoquons (p. 115 notamment) des données impressionnantes sur ce phénomène qui n’a rien d’étonnant puisqu’on s’adresse progressivement à des couches d’élèves de moins en moins doués, qui exigent donc un encadrement toujours accru. Sans même parler du fait que les résultats ne seront peut-être acquis qu’au détriment des meilleurs, ceci suffit pour ranger l’objectif des 80 % au rang des utopies. M. Jospin proposait plus de 9.000 postes au concours du C.A.P.E.S. Les jurys n’ont pu lui en fournir que moins de 6.000. Le Ministre peut déplorer leur sévérité. Mais il y a surtout lieu de craindre que la Nation ne soit pas en mesure de fournir le nombre d’enseignants qualifiés exigé par une politique imprudemment ambitieuse, même dans le cas où le métier serait plus attractif qu’il n’est ! Il est frappant que la commission Education du Plan, présidée par René Rémond, vienne de présenter un rapport très dubitatif sur la possibilité d’atteindre les objectifs fixés. Ni la commission, ni son président, ne sont suspects d’être hostiles par principe à la politique mise en œuvre. Et, pourtant, lorsqu’ils concluent que l’objectif des 80 % est irréaliste "à moins d’un effort financier considérable" (beaucoup plus important que celui qui avait été prévu !) et d’"une sensible augmentation de l’efficacité de notre système d’éducation" (je cite d’après l’article de M. Gaussen dans Le Monde du 16 septembre 1989, seule source d’information dont je dispose sur un document dont la publication doit être assez récente) je crois qu’il faut entendre que cet objectif ne sera pas atteint. J’ai peur que parmi les mesures proposées, certaines, sous couvert de développer l’autonomie des établissements scolaires, la part du "contrôle continu", n’aient pour objectif dissimulé que de masquer une baisse du niveau du diplôme. En tout cas, les auteurs du rapport ne sont pas si assurés du maintien du niveau puisque, "sans remettre en cause le principe de l’accès direct des bacheliers à l’Université", ils tiennent pour indispensable que les universités consacrent un trimestre à "orienter et sélectionner (sic) les étudiants". Hier, on a combattu la timide loi Devaquet pour moins que cela ! C’est dire que, progressivement, même les instances officielles en viennent à ranger au nombre des utopies le projet d’obtenir, en l’an 2000, 80 % de bacheliers et presque la même proportion d’étudiants. Pourquoi alors avoir réglé toute la politique de l’éducation sur un objectif - d’ailleurs accepté par tous les partis politiques représentés actuellement au Parlement - dont on devait savoir que sa réalisation était incertaine ? Pourquoi lui avoir donné l’aspect solennel d’une tâche que s’assignerait la Nation ? N’y avait-il pas là une bonne part de démagogie ? Maurice BOUDOT
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