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Lettre N°10 - LES AVEUX
LES AVEUX M. Chevènement est un homme comblé. Il a réussi un prodige : l’an dernier, il s’est miraculeusement métamorphosé en restaurateur de cette école républicaine, élitiste et patriote, dont on avait apprécié les vertus et qu’il savait adapter aux temps modernes, et en pacificateur de la querelle scolaire. Depuis, personne ne semble avoir reconnu le révolutionnaire marxiste-léniniste qu’il était, et qu’il demeure, sous le déguisement en Jules Ferry de l’ère des ordinateurs. Tout le monde l’approuve, même les électeurs de l’opposition : parmi les plus déterminés d’entre eux - ceux qui votent pour M. Le Pen - on en trouve 84 % auprès desquels il est populaire ! Seuls quelques instituteurs gauchistes, nostalgiques de 68, renâclent, car on leur demande d’apprendre la Marseillaise à leurs élèves. Mais soyons rassurés : ils ne sont plus déjà qu’une poignée à troubler cette belle unanimité du peuple français enfin rassemblé autour de son ministre de l’éducation nationale. On doit d’autant plus admirer ce résultat qu’il a été obtenu à moindres frais. Que fait M. Chevènement ? Exactement ce que faisait son prédécesseur. Ce qui avait valu à celui-ci d’être honni des Français et, en définitive, chassé un beau soir de juillet 1984, fait qu’on se bat pour couronner de lauriers son successeur. La même politique, donc, mais plus habilement, plus discrètement conduite, accompagnée d’un autre discours. M. Chevènement ne se vante-t-il pas d’être de "ces hommes de gauche qui parlent le langage de la France et de l’intérêt national" ? Paris valait bien une messe et le destin national d’un ministre une Marseillaise. Admirons la puissance du verbe et ne reprochons pas trop à nos concitoyens d’être des naïfs. Après tout, leurs leaders politiques les ont-ils éclairés ? Sont-ils si courageux lorsqu’il s’agit d’attaquer M. Chevènement ? Toutefois, M. Chevènement a un défaut. Il en fait trop. Il est semblable à ces criminels endurcis qui ont élevé le crime au niveau des beaux-arts, prennent un malin plaisir à braver la police et la provoquent jusqu’au jour où ils se font pincer. Non seulement il nous conte par le menu les circonstances du dernier crime qu’il a commis, mais il nous prévient de l’heure et des conditions de ses prochains exploits. Ou - si vous préférez - pour filer encore la métaphore juridico-policière, il est passé à des aveux, complets et spontanés, comme doivent l’être tous les aveux ! Ces aveux nous les avons eus en primeur et en direct au cours de l’Heure de Vérité dont on avait bien voulu nous gratifier, le 2 octobre ; et comme leur auteur craignait visiblement que ses paroles s’envolassent, il les a réitérées par écrit dans Le Pari sur l’Intelligence, ouvrage publié avec l’aide de deux comparses (Hamon et Rotman). Autrement dit, le ministre persiste et signe. Nous pouvons donc désormais juger sur pièces et, sans construire nul procès d’intention, proposer simplement à nos lecteurs du Chevènement expliqué par Chevènement lui-même. Qu’est donc cet animal si rassurant qui a "les oreilles en figure aux nôtres pareilles", à en croire tous les souriceaux d’opposition ? ·Chevènement, pacificateur de la querelle scolaire ? N’a-t-il pas substitué au projet Savary qui intégrait les établissements privés dans le service public unifié, c’est-à-dire en fait les nationalisait, quelques mesures simples et pratiques exigées par la réactualisation de la législation antérieure et acceptables par tous ? Ce n’est pas ainsi que l’intéressé présente les choses. Certes, il déplore que son prédécesseur, dont il dit, non sans condescendance, qu’"il a fait ce qu’on lui demandait de faire" (p. 119) 1 ait voulu régler globalement le problème, qu’il ait notamment proposé aux maîtres du privé une titularisation sur place dans la fonction publique qui leur aurait conféré un privilège par rapport à leurs collègues du secteur public. De même sont abandonnées dédaigneusement les dispositions relatives aux E.I.P. (Établissement d’Intérêt Public) auxquelles étaient consacrées trois pages qui, dépouillées du bavardage inutile, sont facilement "ramenées à une ligne" (p. 127). Mais sur le fond y a-t-il quelques différences entre le projet Savary et le projet Chevènement ? Aucune : "j’ai arrêté un certain nombre de dispositions simples et pratiques qui, à mon sens, reprenaient tous les points positifs du projet Savary" (p. 127). Le président (Mitterrand) se contente de ces "mesures simples et pratiques qui reprennent d’ailleurs tous les points positifs contenus dans le projet Savary" (p. 119). M. Chevènement sait distinguer l’essentiel de l’accessoire : indépendamment de l’assainissement de quelques contentieux (au bénéfice des laïcs, bien entendu), il a maintenu les deux dispositions majeures du projet Savary. D’abord le principe des crédits limitatifs. Il a fait en sorte que "les établissements privés ne puissent se créer en dehors des schémas prévisionnels... de façon à éviter les doubles emplois et les gaspillages antérieurs" (p. 126). Entendons bien cela : les écoles publiques pourront se vider si par leurs choix les parents manifestent leur préférence pour l’enseignement privé. Grâce aux "mesures simples et pratiques", on n’ouvrira pas pour cette raison une seule classe supplémentaire dans le privé. La seconde mesure concerne la procédure de nomination des maîtres : "Pour garantir l’emploi de ces derniers, j’ai rétabli la nomination par le recteur après avis des chefs d’établissement" (p. 127). Passons sur le motif invoqué : il ne trompera aucun initié, mais aux yeux du grand public il constitue une intention louable. En réalité, cette simple mesure, qui abroge la loi Guermeur, met l’enseignement privé sous tutelle de l’Etat dans l’exercice de cette liberté fondamentale qu’est le choix de ses maîtres. Bridée dans son expansion, terrorisée par la menace que constitue d’une façon permanente la pesante tutelle rectorale, l’école privée est-elle encore libre en France ? Je laisse à chacun le soin d’en juger. Mais, dira-t-on, les partenaires de M. Chevènement ne sont-ils pas satisfaits de ces mesures simples et pratiques ? Lors de son adoption, l’U.N.A.P.E.L. n’a que mollement protesté et on la voit aujourd’hui nous prier instamment de ne pas rouvrir les plaies mal cicatrisées, souhaiter qu’on évite de soulever la question scolaire à l’occasion de la campagne des législatives ! Certes, mais qui est dupe à l’heure actuelle ? Tout le monde sait que les dirigeants de certaines organisations, dont la vocation est pourtant de défendre la liberté de l’enseignement, ont mis au premier rang de leurs soucis depuis 1981 de ne pas nuire au gouvernement socialiste. A peine les manifestants du 24 juin étaient-ils rentrés dans leurs logis, persuadés d’avoir enterré le projet Savary, que des négociateurs discrets reprenaient le chemin de la rue de Grenelle. Il y a tout lieu de croire que plutôt que de songer à exploiter leur avantage, ils avaient souci d’exprimer au ministre leur désolation de n’avoir pas su tenir leurs troupes en main. Peut-être même les pauvres gens ont-ils présenté leurs excuses. Toujours est-il que les contacts étaient renoués et le projet Savary qu’on croyait enterré aurait-il, tel le Phœnix, connu une renaissance, si M. Savary n’avait pas été congédié... Je n’invente rien. Cette fois ce n’est pas M. Chevènement qui parle, mais son prédécesseur qui, n’ayant plus rien à perdre, moucharde sur le compte de ses complices d’hier. (Ceux qui ont la faculté de résister aux vertus soporifiques de la prose d’Alain Savary pourront trouver les textes exacts notamment dans les dernières pages de son testament ironiquement intitulé : En toute liberté.) La cause doit être entendue : les fameux partenaires de l’enseignement catholique sont des témoins auxquels il faut n’accorder qu’un crédit extrêmement limité. L’interprétation la plus charitable de leur attitude consiste à déplorer leur naïveté... La loi Chevènement se distingue du projet Savary par un seul trait : l’absence de titularisation des maîtres qui constituait une mesure très grave parce qu’irréversible. Pour les autres dispositions, selon son auteur, elle ne fait que reprendre le projet antérieur. M. Chevènement n’a donc rien pacifié ; il a simplement su profiter de la lassitude et du désarroi de ses adversaires pour imposer sa volonté sans éclats inutiles. ·M. Chevènement, défenseur de l’élitisme républicain, partisan des notes, des mentions, de la sélection, de l’effort, contre les utopistes de 1968 ? Est-ce bien certain ? Sans doute se dit-il hostile au nivellement par l’école, hostile à l’égalitarisme. Il ne veut pas que l’école ait pour fonction "de façonner des enfants qui sont tous pareils" et il n’hésite pas à calquer son vocabulaire sur celui du Club de l’Horloge qui parlait dans l’ouvrage de Didier Maupas (L’école en accusation, Albin Michel) de "sélection républicaine". Mais cette hostilité au nivellement scolaire a surtout dans sa bouche une signification théorique. Elle renvoie à la position propre à M. Chevènement dans l’une de ces obscures querelles qui opposent entre eux les marxistes. Il existe une secte marxiste, largement inspirée par Gramsci, à l’origine du mouvement de mai 68, dont Pierre Bourdieu ou Louis Legrand sont des représentants typiques, qui considère les facteurs culturels comme déterminants dans le maintien du régime capitaliste ; pour eux l’école bourgeoise est nécessaire pour permettre à la division en classes de se "reproduire" et au régime capitaliste de se maintenir. La substitution d’une école égalitaire à l’école bourgeoise serait en conséquence le moment essentiel dans la révolution qui doit nous faire passer au régime communiste. M. Chevènement ne verse pas dans une telle utopie. Certes, il ne nie pas que l’école puisse avoir ce rôle conservateur, mais c’est pour ajouter qu’elle a également d’autres fonctions - par exemple transmettre les savoirs nécessaires à la production - qui exigent pour être correctement exercées qu’elle ne soit pas strictement niveleuse. De plus, il ne croit pas que la façon la plus habile de faire la révolution soit d’imposer l’école égalitariste. En cela, il est d’ailleurs plus réaliste et probablement plus fidèle à la pensée de Marx que ses adversaires. Tel est l’origine de l’"élitisme" de M. Chevènement, origine qu’il faut connaître pour apprécier judicieusement sa position. Il s’ensuit que cet "élitisme" a des limites très étroites. M. Chevènement se plaît à répéter que dans l’expression élitisme républicain "pour lui l’adjectif est plus important que le substantif", que "la réduction des inégalités sociales par l’école et l’élitisme républicain sont une seule et même chose" (p. 169). L’élitisme républicain signifie simplement que l’on ne s’astreindra pas à nier toute différence entre les aptitudes des élèves ou à abroger toute hiérarchie entre les résultats qu’ils obtiennent. Mais M. Chevènement maintient la thèse classique chez les marxistes selon laquelle les différences d’aptitude sont très largement d’origine sociale : "les racines de l’inégalité sont dans la société", et d’en tirer la conséquence commune : il faut une scolarisation très précoce (vers 2-3 ans) et très longtemps uniforme pour que s’efface l’essentiel des différences dues à l’influence inégale des familles (p. 141, notamment). Le "Vive l’école" de Chevènement signifie aussi "A bas la famille". D’où les conséquences pratiques. Parce qu’il avait parlé d’"élitisme républicain", les Français espéraient que M. Chevènement supprimerait le collège unique, uniformisateur entre 11 et 15 ans, qu’il autoriserait un choix par les parents de l’enseignement le mieux adapté aux goûts et aux aptitudes de leurs enfants, qu’on en finirait avec les classes hétérogènes, etc... Ils n’auront rien de tout cela. Jusqu’à 15-16 ans, le tronc commun sera maintenu. Le B.E.P.C. qui est situé au terme des années de collège est fixé comme "point de rendez-vous pour tous les élèves" (p. 138). L’espoir caressé quelque temps de voir un bilan des connaissances instauré à la fin de la scolarité élémentaire, pour permettre une répartition des élèves dans les collèges selon leur niveau, s’est évanoui en fumée ! M. Chevènement aurait-il en la matière essayé d’innover et il se serait heurté au syndicat des instituteurs qui tient au tronc commun qui a permis à ses adhérents d’envahir le corps professoral des collèges : le ministre n’a pas poussé l’héroïsme jusqu’à tenter l’épreuve de force. Il n’y aura pas d’assouplissement de la carte scolaire, ou très peu (p. 165). L’école "à plusieurs vitesses" est proscrite jusqu’à 16 ans (p. 171). Bref, l’égalitarisme a de beaux jours devant lui, malgré l’élitisme proclamé. Après 16 ans, il y aura bien entendu une certaine différenciation dans le contenu des enseignements. Mais M. Chevènement a proclamé son ambition de porter de 40 % à 80 % l’effectif d’une classe d’âge qui accédera au niveau du baccalauréat (p. 141). Le plan Langevin - Wallon de 1947, bible de la gauche, dont il faut rappeler qu’il est l’œuvre d’une commission présidée par deux communistes qui lui ont donné leur nom, prévoyait la prolongation de la scolarité obligatoire jusqu’à 18 ans. En près de 40 ans, par un grignotage incessant, les syndicats d’enseignants ont obtenu sa mise en application progressive. La scolarité obligatoire restant toutefois fixée à 16 ans, une dernière étape restait à franchir : passer de 16 à 18 ans. Elle sera réalisée dans les faits, avant de l’être dans la loi, grâce au talentueux Chevènement et à sa réforme des lycées. Il est vrai que techniquement ce dernier projet est si irréalisable et si absurde - puisqu’il prévoit, entre autres mesures, (au nom de l’élitisme ?) de priver tous les bacheliers littéraires d’enseignement des sciences expérimentales dès la classe de première - qu’il a provoqué un tollé général dès sa présentation. Il est apparu que, sous le prétexte démagogique de lutter contre l’abus des mathématiques dans les procédures de sélection, c’était la sélection elle-même qui était systématiquement refusée. Les masques finissent toujours par tomber. Mais comme, pour un socialiste, la prolongation de la scolarité est un bien en soi, pourquoi s’arrêter à 18 ans ? En fait, tout est prévu : il n’y a pas lieu d’instaurer une sélection à l’entrée des Universités ; le baccalauréat suffit pour assurer de l’aptitude à poursuivre des études supérieures (p. 167). Quand on sait que l’enseignement supérieur n’a qu’un droit de contrôle tout théorique sur le baccalauréat, que M. Chevènement tient à multiplier les bacheliers, que les études supérieures sont pratiquement de durée indéfinie, la conséquence est manifeste : ce sera l’école pour tous jusqu’à l’âge de la préretraite. C’est ainsi que le moderniste Chevènement a trouvé le remède radical pour améliorer les statistiques des demandeurs d’emploi. Chacun sait d’ailleurs que ce remède est déjà appliqué, sur une vaste échelle, à l’heure actuelle. Ai-je vraiment besoin de conclure au sujet du prétendu élitisme de notre ministre ? ·Dernier mérite reconnu à Monsieur Chevènement : son patriotisme. Il aurait restitué à l’école le rôle fondamental qui doit être le sien dans le maintien de l’unité nationale et dans la formation du sens civique. Non seulement il a rétabli l’enseignement de l’histoire, mais il a eu le courage de rétablir, dès l’école primaire, celui de l’éducation civique. Tous les bons esprits, notamment d’opposition ont applaudi cette initiative. Leur bel enthousiasme a dû un peu se tempérer lorsqu’on a attiré leur attention sur le contenu de cet enseignement. Dans un remarquable article de Figaro-Magazine (en date du 21 septembre 1985), Henri Amouroux alertait ses lecteurs au sujet des cinq manuels publiés aux éditions Magnard et destinés à toutes les classes du Cours Préparatoire au Cours Moyen deuxième année. Le moins qu’on puisse dire est que ces manuels, au demeurant bien faits apportant une information considérable, peut-être trop complète et difficile à assimiler par de jeunes esprits, sont étrangement orientés. Est-il normal qu’on présente systématiquement le divorce, ou le concubinage, comme des situations familiales normales (sous prétexte, je suppose, que des cas semblables se rencontrent dans la classe) ? Tous les parents approuveront-ils qu’on enseigne à des enfants de moins de 11 ans que "par la contraception, les femmes maîtrisent leur droit à donner la vie" (C.M.2, p. 35) ? 2 . Sans soulever la question éthique, remarquons que qualifier de "droit" ce qui est, jusqu’à nouvel ordre, une faculté dont les femmes sont redevables à leur nature, relève de la confusion conceptuelle : la volonté de propagande aboutit toujours à la désintégration intellectuelle. Est-il sensé de faire réfléchir des enfants sur les sondages d’opinion ? Il est vrai que c’est pour enseigner que le Figaro en présente les résultats de façon biaisée et qu’un sondage sur la peine de mort ne serait pas probant (C.M.1, p. 27). Quand il s’agit de bourrer le crâne, rien n’est jugé trop difficile pour être accessible à l’entendement d’un enfant. Le comble est atteint en la matière par cette question que le maître est convié à soumettre aux élèves du C.E.2 (8-9 ans !) : "Pourquoi y a-t-il deux assemblées (p. 87) ?" J’attends avec intérêt les dissertations de ces juristes décidément très précoces sur les avantages et inconvénients du bicamérisme ; mais on a compris l’intention : aucune raison ne justifie l’existence de l’épouvantable Sénat. Est-ce former la conscience morale des enfants que d’écrire (C.M.1, p. 71) "la délinquance, c’est-à-dire les petits délits, les vols" ? En quoi un vol est-il un petit délit ? Pourquoi dans la leçon consacrée à la justice (C.M.2, p. 24-25) donner comme seul exemple la condamnation d’un patron qui a pollué l’environnement ? Est-ce donc le type de délit le plus fréquent ? Pourquoi parler de la substitution des travaux d’intérêt général à la prison, si ce n’est parce qu’on est favorable aux réformes de Monsieur Badinter ? Je trouve enfin scandaleux qu’on aborde dans la même leçon la question de la peine de mort en citant simplement un texte du député R.P.R. Pierre Bas qui défend - ce qui est d’ailleurs son droit - ses opinions abolitionnistes, mais dont le plaidoyer n’a pas à figurer dans un manuel destiné à tous les petits Français et encore plus scandaleux qu’on propose la question suivante : "Pourquoi la peine de mort n’est-elle pas acceptable dans une civilisation comme la nôtre ?" Question piégée parce qu’elle préjuge de la réponse apportée à un problème qui divise les Français. Je pourrais poursuivre, mais j’arrête cette énumération pour en venir à l’essentiel. Comme un thème obsessionnel, sous prétexte de lutter contre le racisme, on prépare les enfants à vivre dans une société multiculturelle et à accepter de voir le nombre des immigrés se multiplier. Et là, tous les moyens sont bons. D’abord cette société est déjà la nôtre. Et on commence la propagande très tôt : "Nous, la classe multicolore" (C.E.1, p. 26). On propose une estimation du nombre des immigrés dont je ne suis pas certain qu’elle soit celle de Madame Dufoix : 7 millions (C.M.1, p. 91). D’ailleurs, il en aurait toujours été ainsi : un Français sur trois est d’origine étrangère si on remonte à la troisième génération : "Le gouvernement sait (admirons l’argument d’autorité !) que la France a toujours été faite d’étrangers" (C.M.1, p. 95). Aussi a-t-il édicté de bonnes lois, dûment répressives - car dans ce cas unique la répression est nécessaire et légitime - loi dont on cite intégralement le texte (qui date d’ailleurs de 1972) avec gourmandise (C.M.2, p. 47), de même que sont appelés en renfort Bernard Stasi et Jacques Gaillot, évêque d’Evreux, qui aime tant signer les pétitions avec les communistes ! Apparaissent comme des illustrations obsédantes la photo de Desmond Tutu, et, bien sûr, la fameuse main du pote (C.E.2, p. 75 ; C.M.2, p. 47). Et comme dans la véritable éducation morale, il faut passer de la réflexion à l’action, on communique les adresses des bonnes associations : "Droits de l’Homme et Solidarité", "Amnesty International" (dont on signale qu’elle fut créée par un avocat anglais mais dont on oublie de dire que son président à beaucoup de sympathie pour le communisme) et, bien entendu, l’inévitable "S.O.S. Racisme". Ces informations sont données sous la rubrique Agissons. On objectera qu’il s’agit sans aucun doute d’un manuel partial, marqué par la pensée tiers-mondiste (les échanges avec le tiers-monde sont naturellement tenus pour inégaux (C.M.2, p. 86)), mais que Monsieur Chevènement ne peut être tenu pour responsable du dévoiement des programmes qu’il avait proposés. Seuls les auteurs retenus par les éditions Magnard seraient coupables. Je tiens l’objection pour sans fondement. Je dis que pour le moins les programmes ministériels autorisent une telle interprétation et même qu’ils l’appellent naturellement. Lorsqu’on inscrit au programme "la reconnaissance des autres cultures et civilisations", nous fera-t-on croire sérieusement qu’on attend autre chose que ce qui est proposé ici ? Lorsqu’on inscrit successivement les deux questions suivantes : "la Déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen : 1789 ; la Déclaration universelle des Droits de l’Homme : 1948" (celle de l’O.N.U.), on encourage la lecture proposée ici qui consiste à dire que la seconde déclaration prolonge et approfondit la première, qu’elle lui est préférable, car elle instaure la démocratie sociale et reconnaît de nouveaux droits "à réaliser" (C.M.2, p. 83). Fera-t-on croire sérieusement qu’un élève du cours moyen peut saisir les subtilités de la notion des Droits de l’Homme et comprendre, par exemple, que les droits de 1948 sont des droits sociaux, droits ouvrant des créances sur la société en général, qui fondent des revendications vagues et indéfinies, alors que ceux de 1789 sont des garanties de liberté réservées aux seuls citoyens, droits politiques et non droits sociaux. Telle est du moins la thèse d’Hayek, dont je partage l’opinion. Je veux bien qu’on parle de telles notions et des problèmes qu’elles soulèvent mais lorsque les élèves seront capables de les aborder, par exemple dans le cadre d’un cours de philosophie en classe de terminale. Les traiter de façon extrêmement prématurée, c’est favoriser un enseignement qui ne peut être d’intelligence et qui nécessairement sera d’endoctrinement. La règle d’or en la matière est qu’on ne doit absolument pas parler de ce qui dépasse les capacités intellectuelles d’un élève normal. Elle a été violée. De même que par la nature des questions soulevées - qui divisent le peuple français - on contraignait les maîtres à violer l’autre règle d’or - celle de Jules Ferry - qui est qu’un maître ne doit jamais rien dire qui puisse choquer les convictions d’une seule des familles qui lui ont confié leurs enfants. Monsieur Chevènement savait qu’il violait l’une et l’autre de ces règles et qu’il encourageait des manuels du genre de ceux dont nous avons parlé. C’est en cela qu’il est coupable. Non seulement il rendait licite le monstrueux endoctrinement dont nous venons de parler, mais il le souhaitait. La preuve en est qu’il l’a avoué. J’invite à lire dans le Pari sur l’Intelligence les pages 223 à 229. Je retiens simplement ici que M. Chevènement en est à espérer que la France soit demain "l’une des sources d’un Islam vraiment progressiste" (p. 224), comme si c’était sa vocation propre, qu’il tient "les pays arabes ou lusophones" pour "la jeunesse du monde" (p. 227), la France étant, je suppose, beaucoup trop vieille à ses yeux. Enfin qu’il estime nécessaire de revoir l’ensemble de nos programmes "en histoire, en géographie, en éducation civique notamment" pour tenir compte de l’apport des populations étrangères (p. 225). J’achèverai par cette déclaration où il définit parfaitement son objectif : "forger une personnalité (de la France) renouvelée, en fonction non pas d’une normalité rétrospective, mais d’un avenir commun à construire" (p. 225). La France d’aujourd’hui ne l’intéresse pas ; seule compte à ses yeux celle qui apparaîtra peut-être demain et qui sera conforme à son idéologie. Est-ce donc là le ministre patriote, soucieux de préserver l’unité et l’identité nationale que certains s’acharnent à voir en lui ? ·Aussi longtemps que les socialistes gouverneront, rien de positif ne sera fait, ni en faveur de la liberté de l’enseignement, ni en faveur de sa qualité, ni en faveur de sa neutralité. Il nous reste à faire en sorte que ceux auxquels les Français choisiront demain de confier le sort de leur patrie, son avenir, c’est-à-dire l’avenir de sa jeunesse, ne faillissent pas à leurs devoirs. Dès maintenant, Enseignement et Liberté demandera à ceux qui solliciteront nos suffrages des engagements précis sur tous les problèmes qui nous tiennent à cœur depuis la création de notre association. Il va sans dire que nous vous communiquerons en temps utile les réponses qui nous seront apportées. Il restera alors à chacun de juger en conscience, comme il convient à des citoyens libres de le faire. Maurice BOUDOT. ENSEIGNEMENT PRIVÉ : L’ÉTOUFFEMENT EN DOUCEUR. Après les affrontements de 1984, et le retrait du projet de loi SAVARY, les défenseurs de l’école libre ont poussé un soupir de soulagement : nos écoles conservent le droit de vivre, ont-ils pensé. Oui, bien sûr, mais elles sont en sursis. Deux données suffiraient à le comprendre :
UNE LIBERTÉ EN SURSIS. L’enseignement privé ne pourra continuer longtemps à supporter ces inégalités de traitement. Il est destiné à devenir l’enseignement des riches ou à disparaître. L’année scolaire 1985-1986 est, en fait, la première d’un début d’application de la nouvelle législation qui repose, pour l’enseignement privé, sur deux textes :
Le statut juridique de l’enseignement privé se trouve ainsi écartelé entre, d’une part des dispositions de la loi de Finances, révocables chaque année, et, d’autre part l’application d’une décentralisation régionale qui ne semble marquée ni par la clarté ni par le succès. Il faut souligner que la décentralisation de l’enseignement a été réalisée par une loi spéciale, et donc indépendante du reste de l’édifice. En outre demeurent applicables à l’enseignement libre :
Il n’est vraiment pas commode de s’orienter dans ce maquis. Mais le trait caractéristique principal de ce statut légal est sa précarité. Or le Ministère de l’Éducation Nationale veut accréditer l’idée que le gouvernement s’est contenté d’obtenir du Parlement un aménagement de la législation antérieure en fonction des nécessités financières (crédits limitatifs) et de la décentralisation régionale, par de simples mesures pratiques qui ne toucheraient pas au principe de la liberté ; la guerre scolaire serait désamorcée et même la paix assurée. En fait, bien que le nouveau régime ne soit mis en place que depuis trois mois à peine, les intentions réelles apparaissent derrière les décisions de détail. Tout se passe comme si, sous l’apparence d’un "compromis historique" auquel certains défenseurs de l’enseignement libre rêvent de se rallier, la puissante institution de l’Éducation Nationale, qui perdure à travers tous les changements politiques, avait décidé : a) de brider l’enseignement privé dans son avenir par deux méthodes :
b) de limiter les effectifs de l’enseignement privé, et d’abord d’arrêter leur progression, en les tarissant à leur source, surtout par la comédie des "crédits limitatifs". Tout n’est certes pas nouveau dans cette tactique ; mais il faut prendre conscience de ce qu’elle est plus habilement appliquée. Et il faut que le Parlement veuille en 1986 un vrai changement dans le sens d’une vraie liberté. L’AVENIR COMPROMIS DE L’ENSEIGNEMENT PRIVÉ. Affaiblir l’autonomie de décision des établissements privés semble l’un des objectifs du Ministère. 1) La désignation des maîtres dans les établissements sous contrats d’association pour la rentrée de septembre 1985 s’est effectuée, en fait, encore sous le régime de la loi Guermeur de 1977. La situation était jusqu’à présent bloquée puisque les "commissions consultatives mixtes" prévues par le décret N° 85727 du 12 juillet 1985 dans chaque académie pour examiner les candidatures n’étaient pas mises en place. Elles viennent d’être élues et des nominations pourront intervenir au 1er trimestre 1986 pour la rentrée suivante avant toute réforme de la loi et des décrets et dans une période où d’autres soucis occuperont l’opinion. D’ailleurs, l’autorité académique dispose d’un pouvoir quasiment arbitraire :
L’arbitraire est presque total. 2) Ce n’est pas seulement la conclusion des contrats d’association ou leur extension à de nouvelles classes qui sont soumises au bon plaisir du ministère dans le cadre, d’une part des crédits limitatifs de la loi de Finances, et, d’autre part, pour le second degré, des schémas prévisionnels, plans régionaux et cartes de formation (article 18 27/3 de la loi du 25 janvier 1985). Une résiliation de ces contrats peut intervenir d’après des critères d’appréciation purement arbitraires en invoquant la planification des formations (article 18 27/6 de la même loi). Bien entendu, cet arbitraire n’a pas encore pu se manifester, mais il plane comme une épée de Damoclès sur l’existence des établissements privés. Il contribue nécessairement à rendre leurs dirigeants plus compréhensifs vis-à-vis du Ministre et spécialement de ses services. Est-ce cela la liberté ? Entraver la modernisation de l’enseignement privé paraît un autre objectif destiné à compromettre son avenir. 1) Carrière et formation des maîtres. Il est d’abord évident que les incertitudes qui planent sur l’enseignement libre ne sont pas de nature à susciter des vocations d’enseignants en sa faveur (surcharge des classes, limitations du nombre des postes par rapport aux besoins...). Les refus divers ou les limitations de crédit pour leur formation ne sont pas pure coïncidence et trahissent des intentions :
2) Pour l’équipement en matériel, surtout informatique, l’enseignement privé est aussi sacrifié. Il ne reçoit rien alors que le budget de l’État réserve à l’enseignement public un crédit de 577,13 millions de francs intitulé "technologies nouvelles et dépenses pédagogiques". Certes l’informatique n’est pas une panacée : elle constitue un moyen utilisable pour le meilleur et pour le pire, y compris la manœuvre politicienne. Mais l’enseignement libre ne doit pas s’en laisser priver et se faire marginaliser sur ce point. 3) Des sommes importantes sont affectées chaque année aux constructions et à l’équipement de l’enseignement public ("Dotation régionale d’équipement scolaire. Dotation départementale d’équipement des collèges"). Le budget de l’Etat fixe des autorisations de programme pour 1986 afin de verser :
Les établissements privés ne disposent d’aucun subside d’Etat correspondant. La décentralisation aurait dû leur apporter une possibilité de recevoir des crédits de ce type de la part des collectivités locales : mais le Ministère de l’Education Nationale s’y oppose par une interprétation extraordinairement restrictive et contestable de la loi. La discrimination est flagrante et l’avenir s’en trouve gravement obéré. LES ENTRAVES A LA DEMANDE D’ENSEIGNEMENT LIBRE. Il est permis de supposer qu’existe une consigne officieuse du Ministère de l’Education Nationale qui tendrait à tarir progressivement à leur source les effectifs de l’enseignement privé, quitte à laisser plus ou moins survivre, vaille que vaille, les établissements qui existent (ceci afin d’éviter de soulever des vagues au niveau politique). Le Ministère ne peut pas ne pas s’inquiéter de l’augmentation du flux net des transferts de l’enseignement public vers l’enseignement privé (d’après le document N° 2987 de l’Assemblée Nationale, le solde net en faveur du privé a atteint 41.300 en 1981/1982, 62.600 en 1982/1983, 72.600 en 1983/1984 et 83.500 en 1984/1985, rien que pour le second degré. Ces chiffres auraient été beaucoup plus élevés si les vœux des parents avaient été respectés. Les moyens utilisés pour endiguer le flot sont discrets mais assez efficaces. 1) La petite guerre inavouée. Elle est conduite par une série de décisions dont aucune n’est spectaculaire.
2) Le résultat de cette tactique s’est traduit par de nombreux refus d’inscription dans l’enseignement privé, qui ne peuvent pas faire l’objet de statistiques. En raison de la politique très spéciale d’apaisement du Ministère, il est impossible d’énumérer tous les endroits où il aurait fallu pouvoir constater ces nombreux refus d’inscription faute de crédits. Il est, en revanche, assez facile de se faire l’écho des plaintes venant de toutes les régions : Amiens, Rouen, Caen, Rennes, Nantes, Versailles, Orléans, Poitiers, Clermont-Ferrand, Reims, Nancy, Dijon, Limoges, Bordeaux, Toulouse, Lyon, Montpellier, Marseille, Nice,... Et pourtant, avec une augmentation des effectifs de 83.500, les établissements privés paraissent avoir atteint la limite de leurs capacités d’accueil. Malgré cette progression, il faut crier très haut que le besoin scolaire du privé n’a pas été reconnu conformément à la loi. Les parents ont bien été contraints de caser leurs enfants dans un quelconque établissement, même s’il ne répondait pas à leur choix véritable. Et c’est ainsi que s’est fabriquée la rumeur officielle d’une rentrée scolaire paisible tant il est facile d’ergoter sur le "besoin scolaire reconnu". Cet étouffement de la demande a eu pour principal moyen la comédie des "crédits limitatifs". 3) C’est bien de comédie qu’il faut qualifier l’interprétation de l’article 119 de la loi de Finances de 1985. Un budget public est composé normalement surtout de "crédits limitatifs" afin d’éviter des déficits trop élevés, ou des majorations d’impôts ou des emprunts. Mais nul n’ignore que :
A qui serait-il possible de faire croire que les dépenses pour adapter l’enseignement libre à la demande coûteraient plus cher, et présentent un intérêt moindre que celui des dépenses ci-dessus énumérées.
Les quelques millions de francs ou même centaines de millions nécessaires à l’enseignement libre sont hors de commune mesure avec les déficits réels ou dissimulés de l’Etat, et avec les sommes gaspillées en dépenses superflues. Si les crédits n’ont pas été dégagés, en temps utile, c’est que le Gouvernement ne l’a pas voulu bien qu’il l’ait pu. D’ailleurs les crédits dits "limitatifs" de la loi du 29 décembre 1985 ne concernent, d’après la lettre du texte, que la rémunération des enseignants et "en fonction des effectifs d’élèves". En définitive, c’est à une léthargie, puis à une disparition par mort lente, qu’aboutiraient les textes en vigueur, même s’ils étaient appliqués dans un esprit un peu plus coopératif qu’à l’heure présente. Ils laissent trop de latitude à l’arbitraire du Ministère, de ses bureaux et de certaines collectivités locales hostiles à la liberté de l’enseignement. Il est donc indispensable qu’ils soient refondus et qu’un esprit nouveau se substitue à celui qui inspire le comportement actuel du Ministère de l’Education Nationale. L’ambition de ce Ministère d’exercer un monopole sur toutes les formes d’enseignement en France ne date pas d’hier : elle semble demeurer inchangée. A la faveur des circonstances politiques, qu’ils ont cru favorables, ses inspirateurs ont voulu brusquer la manœuvre. Celle-ci était trop visible : les manifestations populaires qui se sont déroulées du 4 décembre 1983 au 24 juin 1984 les ont arrêtés dans leur élan. Mais l’examen des textes et des faits récents qui a été tenté ci-dessus, laisse la conviction profonde que les objectifs n’ont pas changé, si la tactique est devenue plus souple et plus habile. Le législateur issu des élections de Mars 1986 doit s’imprégner de cette conviction, et il lui appartiendra d’adopter de nouveaux textes plus conformes à la volonté de liberté de l’enseignement, tout à fait explicite, de l’immense majorité des Français, au-delà de tous les clivages politiques. Pierre SIMONDET. 1 Toutes les citations renvoient au Pari sur l'Intelligence (Flammarion). Je n'invente rien ; je cite Tweet |