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Lettre N°1 - LA PAROLE EST A L'OPINION
La page Archive, extraite, sauf indication contraire, de La Lettre trimestrielle d'Enseignement et Liberté a pour objet de rappeler l'ancienneté et la permanence de biens de difficultés de l'école, avec l'analyse et les solutions que nous avons proposées. Le texte qui suit de Maurice Boudot, fondateur et premier président de l'association a été publié lors de la création de cette dernière LA PAROLE EST A L'OPINION
La politique conduite depuis le 10 mai en matière d'enseignement présente quelques aspects déroutants. Elle repose sur des principes erronés et ses conséquences sont néfastes ; on peut le déplorer, mais non s'en étonner. Les hésitations, tergiversations, le louvoyage de M. Savary n'exigent pas une explication particulière ; ces traits relèvent de cette fameuse "incohérence" manifestée dans d'autres domaines et imputée (trop légèrement, selon moi) à l'incompétence de ceux qui nous gouvernent. Il n'y a là rien qui puisse intriguer. Le vrai problème est ailleurs. Il réside en ce qu'on ne voit pas les bénéfices que ceux qui la conduisent tirent de cette politique, alors que les préjudices qu'elle leur cause sont très apparents. Sa poursuite semble quasi suicidaire. Faut-il en conclure que les Dieux aveuglent ceux qu'ils veulent perdre, attendre paisiblement que le comportement de M. Savary contribue notablement à l'échec et au rejet des socialo-communistes, ou espérer qu'il s'arrête dans ses entreprises ? A mon sens, la conclusion est imprudente parce qu'elle repose sur des analyses un peu courtes.
Examinons les choses d'un peu plus près. A quoi sert le projet Legrand, alors que le collège unique mis en place par la réforme Haby réalise déjà très largement l'idéal égalitariste prôné par les socialistes, alors que les P.E.G.C. (professeurs d'enseignement général de collège), catégorie d'enseignants spécialement choyée par nos gouvernants, ont déjà pénétré massivement dans le corps professoral du premier cycle du secondaire, dont ils constituent la moitié de l'effectif ? En quoi la loi que M. Savary prétend imposer aux universités lui est-elle utile ? La seule abrogation de l'amendement Sauvage, qui n'a pas suscité la moindre émotion dans l'opinion puisqu'elle ne fut connue que dans des cercles restreints, suffisait à donner le pouvoir dans la plupart des universités aux forces politico-syndicales favorables à la majorité actuelle. Quelques dispositions techniques auraient conforté cette situation ; certaines étaient déjà prises.
Enfin et surtout pourquoi projeter la mise à mort de l'école libre ? En quoi son existence constitue-t-elle une entrave ou un danger pour la majorité actuelle ? On ne peut même pas soupçonner les maîtres de l'enseignement privé de répandre une idéologie hostile aux socialistes lorsqu'on sait qu'une fraction notable d'entre eux adhère à la C.F.D.T. Les bénéfices seraient donc nuls, ou du moins négligeables. En revanche les préjudices qu'entraîne pour le gouvernement cette politique seraient très apparents. D'abord les mesures relatives à l'organisation de l'enseignement public ont heurté la conscience de nombreux enseignants. Le corps professoral constituait l'un des groupes qui avaient accordé à la gauche un soutien aussi large qu'efficace. Ulcéré par les déclarations insultantes, les mesures vexatoires, par des projets dont il était en mesure d'estimer le caractère pernicieux, ce corps professoral, surtout dans ses éléments les plus qualifiés, s'est réfugié dans un silence écœuré lorsqu'il n'avait pas la force de clamer son désaccord. Ainsi le gouvernement a-t-il perdu l'une des principales forces sur lesquelles il s'appuyait. Il n'y a pas à chercher ailleurs la cause du silence des intellectuels dont se désole M. Gallo qui doit pourtant savoir, par son expérience propre, qu'ils sont en majorité professionnellement des enseignants. Quant aux étudiants, guidés par un sentiment judicieux, malgré l'effort qui était fait pour les désinformer, on sait quel parti ils ont pris : personne n'ignore qu'ils étaient dans la rue.
Tournons-nous vers l'enseignement privé : les tentatives de mettre en place le "grand service public, unifié et laïque" se sont heurtées à la ferme opposition des représentants de l'école libre dont le calme est gage de leur détermination et non signe de faiblesse. Et surtout les défenseurs de l'école libre sont massivement soutenus par l'opinion publique. Quatre Français sur cinq, approximativement, tiendraient pour "très grave" qu'on remette en cause le libre choix de l'école (SOFRES, mars 1983). S'aliéner des appuis précieux, heurter profondément la volonté populaire, tel est l'aspect négatif d'un bilan qui ne comporte en compensation que des éléments positifs dérisoires. De là l'idée que cette politique ne peut être poursuivie. Toutes ces données sont exactes, mais la conséquence qu'on en tire reste aventureuse parce que l'analyse pèche par l'incomplétude des principes explicatifs sur lesquels elle repose. Nous avons raisonné, hypothétiquement, comme si la politique actuelle pouvait être appréciée sur une courte échelle et en termes de bénéfices, lesquels consisteraient essentiellement en captations de suffrages et en adhésions de forces sociales, et de préjudices constitués par les effets opposés. Il n'en est rien. Les socialistes ne dissimulent aucunement qu'ils mettent en œuvre un projet dont la réalisation exige un assez long délai. Ce projet se caractérise non par l'incohérence, mais par l'excès de systématicité. Certes, il ne saurait réussir que si sont satisfaites certaines conditions, lesquelles comportent un minimum d'adhésion de la nation. Mais, que ces conditions soient remplies constitue un simple moyen, et non une fin en soi. Ceux qui nous gouvernent savent très bien que le trajet est long et la traversée périlleuse, qu'elle exige ces incessantes rectifications de cap qu'on nomme leurs incohérences. Ils n'en ont pas moins entrepris le voyage ; ils espèrent qu'arrivés au but, ils pourront oublier les conditions de son atteinte et notamment faire fi de l'adhésion populaire. C'est à ce plan qu'il faut confronter la politique actuelle, dont l'objectif n'est d'aucune façon l'amélioration d'une cote de popularité éminemment transitoire, si on veut en avoir quelque intelligence. Bref, le problème n'est pas de savoir si la politique conduite est avantageuse - avantageuse, d'ailleurs dans quel sens ? - pour le gouvernement, mais si, d'après ses principes, selon la formule consacrée, elle va dans le bon sens. Manifestement, la réponse est pleinement affirmative. Pour s'en convaincre, il suffit de rappeler qu'en la matière tout vise à assurer la mainmise totale de l'État sur un système éducatif organisé selon les principes d'une philosophie égalitariste, négatrice de toutes les différences individuelles. Cet objectif atteint, il faudra faire en sorte que la situation créée soit irréversible. Quel meilleur moyen de s'en assurer que d'obtenir que les Français acceptent un jour passivement ce système, simplement parce qu'ils n'auraient plus aucune expérience qui leur permette d'imaginer autre chose ? Considérées sous cet aspect, toutes les mesures prises ou projetées avec une suffisante précision étaient non seulement utiles, mais strictement nécessaires. Que subsiste une ombre de diversification entre les filières du collège, et les parents pourraient douter des vertus d'une école uniformisatrice. M. Legrand a su trouver le remède. Qu'une seule université ne soit pas gouvernée par une coalition marxiste, qu'elle fonctionne correctement, à la satisfaction de ses étudiants, voilà que subsiste un terme de comparaison qui pourrait donner de méchantes idées aux étudiants qui subiraient un enseignement plus conforme aux canons de l'idéologie officielle. Telle est la vraie motivation de la loi Savary. Quant à l'enseignement privé, sa simple existence est un scandale du seul fait qu'il est privé. Il servira d'ailleurs de refuge à tous les déçus du système public qui auront ainsi les moyens d'y échapper. Faute d'oser le leur interdire, au moins essayons de leur ôter les moyens de cette évasion ! Qui n'a pas tout n'a rien ; telle est la maxime de cette démarche qu'il nous faut bien qualifier de totalitaire. C'est pourquoi je pense que la politique entreprise sera poursuivie. Sa logique l'exige. Certes, nul ne peut prévoir ni le délai, ni les détails de sa mise en application. Mais celle-ci ne sera pas indéfiniment différée et ne conduira pas à modifier le projet dans ses caractéristiques essentielles. Penser autrement, c'est se bercer d'illusions. A moins d'être fou ou stupide, nul n'agit s'il court des risques considérables et si ses chances de succès sont pratiquement nulles. On m'objectera que j'attribue au pouvoir une singulière faculté d'aveuglement ou de délire, car tel est en l'occurrence si manifestement le cas qu'il finira bien par reconnaître qu'il faut s'incliner devant la volonté des Français. Je ne nie nullement que les risques soient grands et les chances de succès minimes ; mais je ne pense pas qu'elles soient nulles. Je crois que la poursuite de sa politique éducative peut être très funeste à l'avenir du socialisme à la française ; je le crois et le souhaite. Mais pour être périlleuse, l'entreprise n'est pas actuellement à proprement parler insensée ; ceux qui s'y sont engagés n'y renonceront donc pas d'eux-mêmes. C'est tout ce que je veux montrer. Sauf peut-être en matière économique, estimer les chances pour qu'une politique déterminée atteigne les objectifs qu'elle s'est fixés est chose très délicate et les résultats obtenus sont toujours incertains. Ici, on ne saurait sans opérer une abstraction gravement mutilante isoler la politique éducative de l'ensemble dans lequel elle s'insère. Essayons néanmoins de le faire, de mesurer les forces en présence, de deviner la stratégie qui sera adoptée par l'assaillant et l'issue de la bataille. Ceci non par goût de l'exercice intellectuel, mais pour savoir quelle stratégie adopter pour la défense de la liberté de l'enseignement, pour nous préparer aux combats futurs. Il faut d'abord noter que la démarche gouvernementale n'a pas que des résultats funestes de son point de vue. Les étudiants sont maintenant hostiles à la gauche ? Tant pis ! Ce n'est pas si grave. A leur âge, on est versatile ; les média, désormais bien pris en main, se chargeront de les désinformer et de détourner ailleurs leur attention. Certains groupes de professeurs sont perdus pour la gauche ? Tant pis ou peut-être tant mieux. Nos gouvernants, qui ont l'art de multiplier les formes de la lutte des classes, à tel point qu'elle finit par ressembler à la guerre de tous contre tous décrite par Hobbes, peuvent juger bénéfique pour eux que le front de classes passe à l'intérieur du corps enseignant. Dans ce secteur, ils peuvent souhaiter se replier sur une base sociologique plus restreinte, mais plus cohérente et plus docile, constituée pour l'essentiel par les instituteurs et les P.E.G.C. Ses affrontements avec des groupes rivaux, professionnellement proches, développeront son militantisme. Il nous semble inutile de prolonger ces analyses encore qu'il soit aisé de le faire. Mais il faut aussi remarquer que la laïcité a d'étonnantes vertus : elle mobilise dans l'unité les forces de gauche ; elle est seule à le faire. On a noté que M. Mauroy s'était fait siffler au Bourget parce qu'il était jugé trop modéré. On a trop négligé le fait qu'il parlait devant un auditoire considérable, numériquement beaucoup plus important que tous ceux que la gauche a réunis depuis son accession au pouvoir. Il y a du passionnel dans ce phénomène, d'obscures passions incompréhensibles à tous les esprits éclairés détachés des querelles archaïques. On peut le déplorer, mais on ne doit pas oublier qu'il n'est aucun mouvement historique important qui ne mette en jeu des passions. La politique éducative a donc des défenseurs. Sous son aspect de destruction de l'école libre, elle a une vertu mobilisatrice et unificatrice d'une gauche à l'intérieur de laquelle les divisions ne portent que sur les moyens et non sur les objectifs. Le gouvernement dispose de ressources réelles, qu'il faut d'autant moins sous-estimer que le socialisme de temps de crise doit recourir à d'étranges procédés. Quand tout a échoué, quand on a dû revenir de l'utopie économique aux réalités de l'austérité, que proposer pour enthousiasmer les militants sinon le "grand service public, unifié et laïque" ? En face que trouvons-nous ? Des syndicats d'enseignants et d'étudiants cohérents, vigilants, bien informés de la réalité des problèmes ; les connaissant de l'intérieur, je ne doute pas de leur efficacité. Les associations de parents d'élèves. Celles relevant de l'enseignement libre, remarquablement structurées, ont déjà prouvé leur résolution au cours des prétendues négociations qu'on leur a imposées. Ces forces réunies constituent un ensemble considérable. Mais elles ne rassemblent que ces segments de la population qui se sentent directement concernés par le problème et qui restent minoritaires. Opposées aux forces adverses, il est certain qu'elles les entraveront considérablement ; il n'est pas sûr qu'elles seront en mesure de résister, si est mise en jeu la puissance de l'appareil d'État. Qu'est-ce qui peut faire pencher la balance de façon décisive ? L'opinion publique dont on sait où vont les préférences. Mais l'opinion est-elle autre chose qu'un être de raison qu'on peut difficilement tenir pour un acteur social ? Néanmoins, elle agit certainement lors des scrutins ; mais la nature des votes est telle qu'on ne se détermine pas sur une seule question. De plus, il ne faut pas que certains se laissent abuser par l'hypocrite argument de ceux qui veulent délimiter le terrain du débat à leur avantage et osent soutenir que les problèmes de l'éducation sont d'une nature trop noble pour faire l'objet d'un enjeu électoral. Je ne suis pas assuré que la crainte du verdict des prochaines échéances électorales soit suffisante pour que nos gouvernants renoncent d'eux-mêmes à leurs projets. Pour garantir la victoire, il faudrait que l'opinion agisse d'une autre façon. Comment ? En s'exprimant de telle sorte qu'elle constitue une force de pression permanente, en soutenant tous ceux qui, directement concernés, défendent la liberté de l'enseignement, chacun en son domaine, enfin et surtout en s'informant et en informant pour lutter contre l'intoxication officielle dont le principal procédé consiste à rendre si confus les problèmes qu'il ne reste presque plus personne à comprendre ce qui est en cause. Cette fonction, l'opinion ne l'exercera que si sont mises en place des organisations qui parviennent à convaincre les Français qu'ils ont tous leur rôle à jouer pour défendre la liberté de l'enseignement. Les sociologues enseignent qu'un groupe latent, constitué d'individus qui partagent les mêmes fins, n'est politiquement rien aussi longtemps qu'il ne dispose pas d'un minimum d'organisation. Nous travaillons à ce que cette condition soit remplie dans le cas présent. C'est à l'ensemble des Français qu'il appartient de se libérer des chaînes qui les entravent et de se préserver des carcans qu'on leur prépare. * Ce texte a été publié dans LA LETTRE DE LA PRESSE - n° 188 du 5 Septembre, 37, rue des Mathurins - 75008 PARIS. Tweet |